Vinipôle Sud Bourgogne
Rêves et réalités numériques

Publié par Cédric Michelin
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Le 6 avril au lycée de Davayé, le Vinipôle Sud Bourgogne faisait le point sur « la viticulture à l’heure de la révolution numérique ». Si les vignerons sont en avance en la matière en terme de communication, grandes cultures et élevage en font visiblement déjà un usage plus productif. Mais la recherche avance vite et les applications viticoles soulèvent déjà nombre de questions : quelles technologies ? quels avantages ? quels changements ? quelles formations ?... Et visiblement, personne ne détient toutes les réponses… et de nouvelles questions émergent  liées aux robots et autres intelligences artificielles.
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Loin de sa définition (qui relève des nombres), aujourd’hui, le terme "numérique" est utilisé à toutes les sauces. Du logiciel aux capteurs, en passant par les robots ou la gestion administrative de l’exploitation, tout est "numérique". La démocratisation et vulgarisation de l’informatique sont visiblement passées par là.
Mais est-ce vraiment une révolution en agriculture ? « C’est comme lors du passage de la traction animale aux tracteurs agricoles, c’est surtout un changement d’habitudes » de travail, tentait de rassurer Gaëtan Séverac de Naïo Technologies. La comparaison historique est toute de même de taille alors que la plupart des technologies cherchent à augmenter les capacités humaines. Les tracteurs et autres machines agricoles se concentrant sur la force, le numérique s’attaque, lui, à l’intelligence humaine. La chose n'est pas aisée…

Sens, mémoire et intelligence


La société entière le ressent déjà par cet afflux incessant d’informations. Dorénavant, les capteurs et les données (data) "numériques" visent à augmenter le potentiel des conseils. En comparaison, les capteurs seraient donc finalement des "yeux" ou des "sens" supplémentaires, les données formant la mémoire et, in fine, la connexion des serveurs web dessinant l’architecture de ces cerveaux déportés. Bizarrement, ce 6 juin à Davayé, aucun expert n’a parlé d’intelligence artificielle (IA), laquelle est pourtant la pièce manquante de cet organisme en développement… Les grandes sociétés informatiques travaillent pourtant toutes le sujet, avec des interfaces conversationnelles simplifiées (vocales ou textuelles).
Connaissant ou pressentant cette finalité, les vignerons et la filière s’intéressent aujourd’hui davantage à cet « enjeu de demain », rappelait le président du Vinipôle, Robert Martin qui cherche à accélérer l’information et la formation vers les "anciens" et les "jeunes" de la filière, mais également vers les techniciens, le numérique n'étant plus une question de générations ou de métier. L’évolution est donc en marche. A un pas soutenu.

Prédictions futuristes


Si de nombreuses start-up cherchent la médiatisation pour lever des fonds, les technologies et sociétés sont de plus en plus matures. Pour preuve avec Thierry Goyard de Smag, société (168 collaborateurs, 12 millions d’€ de CA) au sein du pôle Agrodigital d’InVivo, réseau de 220 coopératives agricoles, plutôt orientées Grandes cultures. Pour lui, la multiplication de capteurs (stations météo, pièges connectés, caméras, trackers, débitmètres, ruches…) - donc d’objets connectés géolocalisés - va obliger un changement d'échelle. Là où une exploitation viticole d’une dizaine d’hectares doit actuellement gérer une centaine de données, demain, ce sera peut-être « 100.000 ou 500.000 données », prédit-il. De quoi avoir le tournis car cela est impensable pour un être humain.
C’est pourtant le quotidien qui se dessine déjà avec les satellites, drones, Smartphones et autres capteurs embarqués. Cet ingénieur parle alors de viticulture « mesurée », une viticulture raisonnée et de précision, guidée « par du prédictif » en « massifiant les données en temps réel » pour optimiser : la productivité, les démarches agro-environnementales, les filières, la création de valeur « au profit des exploitants »…

Economie augmentée ?


Mais pas seulement au profit de ces derniers, car la guerre économique se joue sur ce terrain pour les multinationales agricoles qui cherchent toutes à prendre des parts de marché. « L’agriculture est d’une complexité redoutable. Il n’existe pas deux exploitations similaires », se réjouissait en réalité, Bruno Tisseyre, grand témoin de ces Rencontres, qui voit ce fait comme un barrage à une éventuelle domination d’un petit nombre d’acteurs économiques. A la question centrale de la maîtrise et la propriété des données, sa conviction personnelle est « qu’aucun opérateur ne pourra centraliser toutes les données ». Gestion de la vendange, gestion sanitaire, gestion de la vigueur, gestion hydrique, fertilisation… sans oublier les multiples variables climatiques.
C’est pourtant le rêve d’InVivo avec sa plateforme ouverte (Iota) qui cherche à « contrôler l’ensemble des données ». Un objectif similaire pour le constructeur John Deere qui, lui, se sert déjà « des relevées de données aux champs pour améliorer ses machines ». Expert au bureau d’étude du constructeur, Olivier Schimpf donnait l’exemple de moissonneuses batteuses, et de modélisation informatique pour mieux répartir les grains récoltés. Une façon d’innover aujourd’hui pour continuer de vendre des "anciennes technos". Les objets devenant "smart" (intelligent) avec des services.

Rythmer l’adoption


Pour ce passionné de réalité augmentée (RA’Pro), l’agriculture est en avance sur l’adoption de ces nouveaux modèles économiques (objet + abonnement), faits de matériels et machines mixés à des logiciels de services (Outil d’aide à la décision, OAD). « On n'a pas attendu la Google Car ou la Tesla pour fabriquer des tracteurs autonomes, qui sont arrivés il y a six, sept ans » en agriculture. Si les sociétés se tiennent prêtes, ce sont les législateurs qui tardent à définir un cadre réglementaire adapté. Et pour l’acceptation sociétale, des étapes intermédiaires seront certainement également nécessaires, avec des tracteurs semi-autonomes (y compris avec des kits), des robots collaboratifs (cobots) ou encore des exosquelettes et ergosquelettes pour soulever des charges sans peine. « Les attentes sont extrêmement hautes lorsqu’on parle de robots » par exemple, constate Gaëtan Séverac, qui sait bien que ces robots auront, pour un long moment encore, « besoin de vous dans plein de situations ».
Les exploitations devront négocier tous ces virages - choisis ou forcés - en repensant régulièrement l’ensemble de leur organisation sur l’exploitation. N’empêche, le représentant du Pôle technique du BIVB, Pascal Gaguin, se prenait lui aussi à rêver pour les générations futures d’un « robot qui laboure la vigne ou fait des traitements la nuit ». Encore un peu de patience et de prudence… Les seules révolutions étant celles qui aboutissent.



Mieux détecter et prédire les maladies


Certains satellites apportent la géolocalisation (GPS, Galiléo, Glonass, Compass), d’autres surveillent la météo et le climat (entre autres). Un secteur en pleine évolution. L’agence spatiale européenne vient, par exemple, de lancer deux satellites Sentinelle pour abaisser le temps de survol tous les cinq jours sur l’ensemble du territoire français, avec une précision de l’ordre de 15 mètres. Les données collectées seront gratuites et devraient permettre d’adosser de nouveaux services agricoles, notamment pour prédire - via des modèles - les risques Maladies.
Malheureusement, cette précision est insuffisante pour détecter certaines maladies. Le BIVB travaille (au travers du projet Damav) sur un capteur multi spectral (longueurs d’ondes visibles et invisibles) pour équiper un drone (Novadem et Airbus) volant en rase-mottes. Une solution visant à détecter rapidement, sur les 28.000 hectares de vignes en Bourgogne, la flavescence dorée sur la « courte » période automnale. Actuellement, « le spectromètre portatif (piéton) donne de bons résultats. On semble avoir détecter une certaine longueur d’onde pour cette maladie. La prochaine étape est de créer un capteur spécifique moins cher. On essaiera de mettre le capteur sur le drone en 2018 », annonçait Corine Trarieux, chargée du suivi de ce projet au BIVB.




« Maîtriser déjà ses pratiques »


Consultante indépendante en viticulture de précision, Marie-Aude Bourgeon soulignait que les "Smartpoints" permettant de cartographier les parcelles plus précisément et avec de nouveaux paramètres, sont pour l’heure une « réalité relative » nécessitant encore et toujours « l’expertise du terrain ». Par exemple, la chambre d’Agriculture de Bourgogne Franche-Comté et le BIVB ont fait l’acquisition de Physiocap, une technologie laser pour cartographier la vigueur des pieds de vignes dans une parcelle, pour pouvoir ensuite les comparer. Le logiciel - actuellement en test - comptabilise le nombre et le diamètre des sarments pour donner des chiffres, par mètre ou par cep, et sur la biomasse (poids de bois de taille en g/m2 ou par cep). Si le logiciel permet d’éliminer des données "extrêmes" (piquets, entrecœurs,…), Claire Grosjean de la chambre d’Agriculture de l’Yonne a constaté que Physiocap marchait mieux dans ce vignoble, où les baguettes sont « bien à plat », à la différence des baguettes « arquées » du Mâconnais. « Face à ce mode de conduite de la vigne, on doit repositionner le capteur plus haut mais, même ainsi, on a encore des soucis à régler », concède-t-elle. Tout comme les mesures manuelles auparavant. Un mélange des deux mesures sera plus fiable sans doute.
Le gain de temps et de pertinence est donc un autre paramètre à vérifier. D’autant plus que la priorité numéro 1 n’est peut-être pas encore celle de ce marché "numérique". « Cette viticulture de précision n’a de sens que si l’on maîtrise déjà ses pratiques », met en garde Marie-Aure Bourgeon, qui sait qu’encore 30 % des traitements foliaires n’atteignent pas leur cible, tout simplement…





Vignerons et techniciens : data scientists ?


« L’agriculteur est en train de devenir un data scientist », analyse Olivier Schimpf de chez John Deere. Un métier de plus, et pas des moindre ! Et cela pour le vigneron certes, mais pas uniquement. Les techniciens aussi sont obligés de devenir des « scientifiques des données ». Ce qui n’est pas sans poser des problèmes à tous et bouleverser les anciennes relations de travail. De l’école de SupAgro, Nina Lachia observe qu’un technicien peut être « en contact » avec 10 à 200 vignerons selon les secteurs. Sauf qu’aujourd’hui, « les agriculteurs sont mieux équipés que les techniciens en terme de tracteurs, de consoles, d’application Smartphones… et donc les techniciens sont perdus pour les accompagner sur certaines technologies hautement spécialisées, nécessitant beaucoup de réglages ». Idem chez les concessionnaires parfois. Les techniciens se retrouvent dès lors en difficulté pour faire leur métier de « production de conseils » en devant « jongler avec ces nouvelles données, offres et services » techniques. Sans oublier de vérifier la fiabilité de chacune des solutions ou leurs compatibilités…
Reste que les demandes sont parfois pressantes car urgentes. Du coup, « les relations entre partenaires, fournisseurs, techniciens, vignerons… changent toutes les organisations, lesquelles sont de plus en plus en flux tendus ». Et la frontière entre travail et vie personnelle est mise à mal par la connexion permanente (Smartphones). « Pour éviter d’être submergé, une éducation est nécessaire pour cadrer chacun », plaide Nina Lachia. Une problématique qui « touche toutes les professions », d’où le récent vote du droit à la déconnexion pour tenter d'éviter le surmenage.





La formation à la « croisée des mondes »


Pour Bruno Tisseyre, les données « valident des savoirs » mais cela avec plus de précisions. « Certains vignerons savaient que telle ou telle zone faisait moins de rendement, mais ils ne s’attendaient pas que ce soit du simple au triple. Là, c’est objectif et on en peut plus trop se mentir, et c’est un facteur de progrès énorme ». Il voit en effet des vignerons « redécouvrir » les réglages de leur pulvérisateur, depuis qu’ils ont les mesures de débit ou niveau de cuve. Idem pour l’agronomie. Pour que le plus grand nombre s’en persuade, il faut d’abord « prouver que ça marche chez des vrais utilisateurs ». Voici pourquoi Digifermes, réseau des Mille fermes numériques, ou d'autres initiatives voient le jour.
Mais comment massifier ces formations ? SupAgro a mis en place un observatoire (Agrotic.org) pour tenter d’y voir clair et travailler ensuite sur la formation initiale et continue. Une nouvelle fois, l’enjeu sera d’être en connexion pour partager les expérimentations. Sans être utopique, « personne ne pourra jamais tout savoir ». A moins qu’une intelligence artificielle aide à « prendre les bonnes décisions »…






Le défi de la géolocalisation des pieds


Qui dit viticulture de précision dit aussi cartographie et géolocalisation de précision. Les différents intervenants ont tous relevé ce besoin. Pour l’heure, en viticulture, les cartographies ne permettent pas d’aller jusqu’à identifier les besoins pied par pied. Cela est pourtant possible comme le démontre déjà l’utilisation du GPS RTK en grandes cultures. A l’aide d’un signal émis depuis une antenne basée au sol à proximité, une "cinématique temps réel" en anglais permet d’améliorer la précision du GPS (3-4 m) à un niveau plus utile en vigne (de l’ordre du centimètre). L’occasion de profiter pleinement de la puissance des capteurs embarqués. A moins de faire comme un "grand" domaine en Espagne, qui a demandé à ses salariés de noter chaque intervention et observations pied par pied...




Les OAD prémices de l'IA ?


Les agriculteurs et viticulteurs ont l’habitude d’utiliser des outils d’aide à la décision. Ces OAD sont souvent basés sur des modèles (agronomique, météo, sanitaire…) et des logiques savantes. Ces réflexions sont alors programmées en étapes informatiques. Ce sont des algorithmes. Ce terme à la mode n’est que les prémices des travaux sur l’intelligence artificielle (IA). Les techniciens mettant leur savoir et leur logique en ordre dans des programmes, s’adaptant selon les situations. Par extension, l’IA préfigure, dans le langage courant, les dispositifs imitant ou remplaçant l'humain dans ses fonctions cognitives. De nombreux développement sont encore nécessaires, mais le chemin semble tout tracé...