Rivière Saône
L’agriculture « saône » l’alerte

Cédric MICHELIN
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Le 3 février à Chalon-sur-Saône, la profession agricole a « saôné l’alerte » lors des débats autour de la gestion future de la rivière Saône. L’agriculture sera en effet en première ligne face au changement climatique. Si l’alimentation en eau potable est primordiale, la production agricole l’est tout autant.

L’agriculture « saône » l’alerte

Changement climatique rime généralement avec hausse des températures. Pourtant, dans notre pays au climat tempéré et dans notre région septentrionale, un autre changement pourrait avoir plus de conséquences : celui de l’accès à l’eau.
De l’Université de Bourgogne, Philippe Amiotte-Suchet détaillait justement différents scenarii pour les ressources en eau en Bourgogne à l’avenir. « De l’avis des experts aujourd’hui, on reste sur la trajectoire rouge (du Giec) avec une hausse des températures affolantes, de +5 °C en moyenne globale d’ici 2100 », introduisait-il. Autant dire que l’évapotranspiration des plantes et la sécheresse des sols vont aller croissant. En Bourgogne, au cours des 50 dernières années, une "rupture" climatique s’est déjà produite en 1987, avec un palier de +1,1 °C sur la période post 1988. Mais si la répartition des précipitations en volume annuel n’a pas changé, en revanche, en observant les débits, après 1987, ceux-ci ont baissé en moyenne de 11 % en France, avec des mois - de mai à août - plus impactés.

Des durées d’étiages doublées

Voilà pour l’histoire récente mais qu’en sera-t-il pour la suite du XXIe siècle ? Suivant la trajectoire « actuelle la plus pessimiste » du Giec, les chercheurs ont réalisé 18 modélisations à l’échelle du territoire (avec un maillage de 12 km) sur 13 bassins-versants pour simuler les débits. Des ruptures par palier tous les 20-30 ans devraient se produire côté températures, l’évapotranspiration va augmenter « assez nettement » et les précipitations moyennes annuelles « ne bougeront pas, ni à la hausse, ni à la baisse ». Rassurant ? Pas vraiment…
Car, les précipitations vont se concentrer « plus en hiver et il pleuvra moins en été », alors qu’à l’heure actuelle les volumes de pluies sont « équivalents en été et en hiver ». « Plus on va avancer dans le XXIe S. et plus cette différence saisonnière va s’accentuer », prévenait-il. Philippe Amiotte-Suchet prenait l’exemple de la Tille pour illustrer les conséquences hydrologiques. « Le débit moyen annuel ne bouge pas. Par contre en 2100, on double la durée de l’étiage, passant de 40 à 80 jours ! Avec des à sec sévères régulièrement » ou des débits mini réduits de 50 %.

Des sécheresses plus sévères

L’agriculture doit donc figurer parmi les usages prioritaires. Ce sur quoi insistait particulièrement Christian Decerle. « Pour les hommes et femmes qui produisent de l’alimentation, la raréfaction de l’eau - qu’il va falloir se partager – en 2018-2019-2020 a généré une véritable angoisse au plus profond de celles et ceux qui travaillent la terre », témoignait le président de la Chambre régionale d’agriculture Bourgogne Franche-Comté. Échangeant régulièrement avec la profession agricole, Stéphanie Modde, vice-présidente de la Région BFC est consciente de la « complexité » se cachant derrière, mais souhaite « dépasser les clivages » et conflits d’usages. Un million d’habitants dépendent de la Saône pour leur eau potable mais aussi, et c’est là que les arbitrages politiques seront cruciaux, pour les usages de transports, industriels, touristiques…

« Cela passe avant tout par des réductions des gaspillages, par économiser l’eau, réutiliser les eaux usées et aider la nature à nous aider », plaidait Laurent Roy pour reconnecter la Saône à son cycle naturel hydrologique avec les zones humides. Malgré tout, « les études convergent pour des étiages et sécheresses plus sévères à l’avenir », redisait Cédric Borget, directeur de l’EPTB Saône & Doubs qui lance des études à ce propos et sur les crues.

Ne pas affaiblir le local

Membre du bureau de la chambre d’agriculture de Côte-d’Or, Nicolas Michaud rappelait que l’agriculture a toujours adapté ses pratiques, par exemple avec des cultures de printemps qui sont « moins sensibles » aux périodes de crues, « mis à part cette exception de 2021 » en plein été. Mais l’agriculteur repositionnait le débat sur « les petites inondations très dommageables pour l’économie agricole ». Des dégâts évitables la plupart du temps. Il aimerait voir reprendre « l’entretien de la Saône qui a été délaissé ». Pour protéger les villes en amont, 10-15 cm d’eau dans les parcelles stagnent encore « de trop longue durée », détruisant cultures de printemps et endommageant les prairies des éleveurs.
À l’inverse, lors des sécheresses, l’agriculture est souvent le bouc émissaire facile. « L’agriculture ne pèse que 3-4 % des volumes prélevés sur le territoire donc éliminer l’irrigation ne résoudra pas votre problématique d’étiage », mettait-il en perspective. Plébiscités par les politiques publics et les consommateurs, pommes de terre, oignons et autres légumes risqueraient alors de ne plus être très "local" sinon. Des filières – comme celle de soja non-OGM - pour l’alimentation régionale de nos élevages seraient compromises et obligeraient toujours plus d’importations de zones de déforestation au Brésil majoritairement.

Des casiers agricoles à mieux gérer

À la base, l’EPTB a été créé pour répondre à ce genre de questions. Cédric Borget redonnait donc des ordres de grandeur : « sur les crues, on est condamné à regarder passer les grosses crues car ce sont des milliards de m3, l’équivalent en volume du lac du Bourget ou d’Annecy. Pour abaisser de quelques centimètres, il faudrait stocker 200 millions de m3 ». En revanche, l’EPTB travaille (dans le cadre du Papi Saône) sur les petites crues pour mieux les prévoir, mieux prévenir les agriculteurs et les gérer.
Côté VNF (lire encadré), « nos ouvrages – seuils, écluses - ne sont pas des ouvrages de régulation des crues mais de régulation des étiages » à 3,5 mètres au minimum, rappelait toutefois Jean-Yves Rousselle.
Conseiller départemental, Michel Duvernois soulignait que la gestion des inondations est du ressort des intercommunalités dans Gemapi. « Ce cadre Gemapi laisse des zones d’ombre », taclait l’ancien directeur de Bourgogne du Sud qui mettait sur la table les casiers agricoles, « spécificités du Val de Saône », au Sud surtout.

La trentaine de casiers « est aujourd’hui un peu livrée à elle-même » alors qu’il aimerait plutôt voir le Département et l’EPTB gérer « des plans de gestion par casiers ». Si améliorer les alertes est nécessaire pour les agriculteurs-éleveurs, l’élu départemental - sur la question du manque d’eau - sent un « intérêt pour quelques bassins de rétention – petits ou grands – qui permettraient de concilier les enjeux du bassin Nord plutôt sujet aux sécheresses avec ceux du bassin Sud, souvent inondé ». Encore faudra-t-il avant parfaire l’entretien des digues, des vannages et des émissaires « qui méritent d’être sérieusement remis en état », concluait-il.

Des messages que personne ne peut désormais éluder.

De grands cycles de débits élevés ou faibles

De la Dreal BFC, Erwan Lebarbu observe les mesures des débits de la Saône depuis une cinquantaine d’années. Le débit moyen de la Saône « a une forte variabilité » selon les années d’où la nécessité d’avoir recours à des moyennes glissantes sur dix ans. De 1980 à nos jours, la Dreal constate une diminution des débits moyens annuels passant de 200 m3/seconde à 150 m3/sec. Attention cependant à ne pas conclure trop vite, car en observant la période 1965 à 2020, dans les années 1970, les débits de la Saône étaient « extrêmement bas, en dessous des 150 m3/sec. ».
Avec 100 ans de données du Doubs à Besançon, en 1940 avait déjà été enregistrée une période de débits « plus élevés ». « On observe donc des grands cycles ».
Des crues importantes (>1.200 m3/sec) ont été enregistrées en 1970, 1980, 1981, 1982, 2001 et 2018. Les crues "moyennes" (>1.050 m3/sec) communes avant les années 2000 deviennent plus rares, « certainement liées à un manteau neigeux moindre » dans le Jura.
À l’inverse, depuis 1986, les débits lors des sécheresses sont « fortement en baisse » passant de 35 m3/sec. avant les années 1960 à un débit de moins de 20 m3/sec. aujourd’hui. « On a des sécheresses extrêmes comme en 2018-2020 tous les quinze ans » (2003, 1990, 1976). Ces débits de sécheresse sont moins observés pour le Doubs, « ou pas encore ». Des sécheresses qui risquent de s’accentuer donc à l’avenir avec des débits toujours plus bas.

La navigation pour recharger les nappes

Au milieu de ce paysage hydraulique, « la Saône est structurante pour le bassin du Rhône dans son ensemble car c’est son plus long affluent », rappelait le directeur général de l’agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse (RMC). Pour Laurent Roy, la Saône reste « la belle inconnue » faute d’avoir été bien étudiée. Le premier plan de gestion de la Saône ne remonte qu’à 1996, rajoutait Marie-Claire Bonnet-Vallet, dont ont découlé trois contrats de rivière quinquennaux. « Cette journée inaugure un deuxième acte et une impérieuse nécessité d’intégrer le dérèglement climatique dans son projet à 20 ans », encourageait la présidente du comité de rivière Saône.
Un des enjeux sera de maintenir la Saône navigable, notamment pour le transport de marchandises (grands gabarits). Cécile Avezard, directrice territoriale Rhône Saône de Voies navigables de France (VNF) y tient. Leurs ouvrages ont d’ailleurs pour but de maintenir un tirant d’eau nécessaire à la navigation en période d’étiage donnant également « une certaine résilience aux territoires en évitant, ou limitant, son déchargement total ou rapide vers le Rhône et la mer ». Le fait de maintenir ces masses d’eau permet en même temps de recharger les nappes en amont pour les autres usages.