Pensons ensemble
Une époque romantique…

Henri Geli n’est pas connu en Saône-et-Loire. Actuel président du Céma (Cercle d’échanges du monde agricole) à l’École d’ingénieurs de Purpan où il a fait ses études d’ingénieur en agriculture. Agriculteur en Lauraguais (1), il s’est notamment investi dans l’animation et la formation en agriculture, y compris comme consultant international. Son analyse sur les orientations agricoles françaises, publiée dans la lettre du Céma, est ici reproduite avec son autorisation. Une vision intéressante qui met en perspective nos choix et orientations actuels…
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Au milieu du XIXe siècle apparaissait le Romantisme (1815-1850) directement issu des libertés individuelles acquises par la Révolution, qui développe les facultés de chacun à exprimer et à manifester ses sentiments, sa sensibilité, voire ses émotions et son affectivité. Ainsi s’épanouit généreusement dans la littérature, la musique et la peinture la période romantique. Cet élan fait le lit de comportements sociaux nouveaux tels que la disparition progressive des mariages "arrangés" et la reconnaissance d’une vie sentimentale.
Nous vivons aujourd’hui une transformation "sociétale" équivalente, qui privilégie l’expression d’une nouvelle forme de liberté individuelle : le droit de choisir, non plus ses amours, mais celui de déterminer ce qu’il est bon de manger ou de respirer en vertu d’une grille d’appréciation à deux entrées :
- qu’est ce qui est suffisamment naturel et "propre" pour nourrir mon organisme sans le polluer et mettre ma santé éventuellement en péril ?
- et qu’est ce qui me libère de la pression consumériste de notre société mondialisée de production et d’échanges ?

Le principe de précaution…


Et, comme je ne dispose pas d’éléments d’évaluation scientifiques et économiques incontournables de ces deux facteurs pour chaque chose de la vie courante, j’applique très rigoureusement le principe de précaution, lequel est depuis de nombreuses années inscrit dans la Constitution française. Dès lors, cela veut dire que toute chose suspecte doit être éliminée de mon mode de vie, quelle que soit son intensité et ma capacité naturelle de résistance.
Il n’est plus, là, question de savoir si nous pouvons vivre en deçà de ce qui serait scientifiquement supportable.
Toute idée d’évaluation du risque et de pilotage par sa mesure est maintenant et pour longtemps suspecte. Nous jetons ainsi le bébé de la modernité avec l’eau du bain de l’écologisme : en agriculture, cela se traduit par la disparition des mouvements "Agriculture raisonnée et respectueuse de l’environnement".

Une démarche en spirale


Ainsi voyons-nous apparaître parmi nos congénères le comportement du "Sans", lequel repose sur l’exemption totale du corps du délit et l’affirmation d’une nouvelle "propreté". Le tabac et l’alcool sont source d’accroissement de mortalité précoce, il faut donc interdire leur consommation. Le lactose et les glutens peuvent –chez certains individus naturellement sensibles– provoquer des difficultés gastriques et digestives, il faut se mettre collectivement au régime. Les engrais et les produits de défense des cultures sont 100 % chimiques et laissent des traces : il faut interdire leur vente. L’abattage industriel des animaux d’élevage est perçu comme une injustice et un traitement "inhumain" (sic) : il faut convertir la société au végétalisme.
C’est une démarche en spirale. D’une étape à l’autre, la peur et la crainte se substituent à la raison de mieux en mieux. Cette quête éperdue de "pureté intérieure" conduit même à l’impensable : nous voyons aujourd’hui se développer un mouvement favorable au jeûne alimentaire, non dans une recherche d’ascèse spirituelle, mais bien dans le but de s’isoler de tout ce que produit cette société de consommation de plus en plus honnie !
Peut-être même un jour, nous expliquera-t-on qu’il est possible de vivre sans manger !
Les avancées extraordinaires des biotechnologies, de la chirurgie, de la robotique ou encore de l’intelligence artificielle font apparaître aujourd’hui –sous le vocable de "transhumanisme"– la perspective de l’allongement extrême de la durée de vie.
Et pour certains, comme ces progrès scientifiques continueront de nous étonner, il est possible d’envisager pour l’humanité une vie sans cesse prolongée, donc "Sans" ou exempte de l’issue de la mort…

Le précédent danois


Pour l’activité agricole, l’agroécologie nous promet un monde meilleur parce que nous aurons généralisé « l’abstinence agronomique » en matière d’emploi d’engrais et de produits phytosanitaires. Les parcours techniques qui nous sont proposés par ce nouveau plan de développement agricole n’ont pourtant jamais prouvé, ni leur capacité à produire autant que ce que nous faisons avec les techniques actuelles, ni à produire plus.
L’agroforesterie nous propose un système dans lequel la production de biomasse serait augmentée de +30 % par rapport à une production traditionnelle, mais c’est compter sans la part de biomasse annuelle invendable, car la production de bois n’est disponible qu’au bout d’une génération. Au pire, il faut compter avec une production annuelle récoltable probablement diminuée de -30 à -40 %... Il en va de même –et là, c’est démontré !– de la perte de rendement due à la suppression de l’usage des fertilisants et produits de défense des végétaux, comme cela est pratiqué dans l’agriculture biologique.
Le bilan général de l’approche "agroécologique" apparaît clairement comme une réduction drastique des rendements et de la rentabilité agricole actuelle. Sa généralisation ne pourrait conduire qu’à une forte régression de la production agricole française et vraisemblablement à la disparition de l’excédent de la balance commerciale agricole en France. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé au Danemark qui a pris très tôt l’option du "Tout écologique"…

L’effet de ricochet


En 2015, l’assemblée générale des Nations unies a décidé de se donner comme objectif l’éradication de la faim dans le monde à l’horizon 2030. En Asie, le nombre de personnes sous alimentées a diminué de 60 millions entre 2008 et 2013. L’objectif de réduction de moitié de la proportion de personnes sous-alimentées entre 1990 et 2015 a pu être atteint, notamment pour les pays en développement (bien qu’il reste encore certaines "poches de résistance"). Depuis 1990, le nombre de personnes souffrant de la faim a été réduit de près de 220 millions dans le monde (1) ; il est donc possible d’estimer à 15 à 20 millions le nombre de personnes qui sortent de la sous nutrition tous les ans. Les experts attribuent ce résultat, notamment aux investissements dans l’agriculture (intrants de production) qui se sont traduits par une meilleure productivité agricole, particulièrement dans les exploitations familiales. La Banque mondiale indique que 100 millions de personnes sont retombées dans la pauvreté en 2008, suite à la hausse des prix alimentaires qui a sévi cette année-là (1).
Expliquerons-nous à ces 20 millions d’habitants élus à un avenir meilleur en 2016 –et chaque année suivante aux mêmes– que si les grands pays producteurs agricoles généralisent l’agroécologie et le retour à l’agriculture paysanne, la part d’exportation de leur production agricole va diminuer, que les prix mondiaux vont fatalement augmenter et qu’ils devront accéder à une plus grande sobriété alimentaire pas forcément heureuse ? Probablement quelques pays émergents (BRICS), pourraient prendre notre place sur le marché international, mais dans quels délais ?
Ces 20 millions de personnes, notamment si notre engouement pour l’agroécologie devenait planétaire, se trouveraient majoritairement en Afrique puisque nous savons que c’est sur ce continent que la famine résiste le plus, soit près de chez nous, juste de l’autre côté de la Méditerranée.
Ces gens-là ont déjà compris que rien ne servait de faire des révolutions chez eux, qu’il valait mieux –fusse au péril de leur vie– aller voir ailleurs plus au nord, de l’autre côté de la "Mare nostrum".
Pour le réchauffement climatique, les experts nous ont promis des vagues d’immigrés de plusieurs centaines de millions de personnes. Pour la généralisation de l’agroécologie, je n’ai encore trouvé aucun avis d’expert pour dire de combien pourrait être la vague migratoire. Cette hypothèse d’ailleurs n’est qu’une supputation gratuite et caricaturale, simplement destinée à mettre en valeur le fait avéré que chacun d’entre nous, agriculteurs de pays de climat tempéré, avons une responsabilité écrasante en matière de lutte contre la faim dans le monde, notamment parce que nous pouvons enregistrer actuellement des résultats probants dans ce sens. La finalité première de notre agriculture, française en particulier, c’est bien à n’en pas douter de nourrir la planète !
Henri Géli, président du Céma
Contact : cema.purpan@gmail.com



(1) lire Le Point n° 2143 du 10 octobre 2013 et Wikiagri n° 19 de janvier 2016.






Parce qu’il y en a plus dans cent têtes que dans dix et a fortiori que dans une seule, parce que le réseau professionnel est fort et riche de ses nombreuses initiatives, L’Exploitant Agricole de Saône-et-Loire dispose d’une rubrique "Pensons ensemble". Celle-ci est destinée à enrichir le collectif de ses propres expériences et/ou réflexions, et ainsi à amener de la réflexion à tous.

Alors vous aussi, vous souhaitez partager –dans un sens constructif– une expérience, une idée, une opinion, n’hésitez pas, contactez Nicolas Durand par téléphone au 03.85.29.55.29 ou par courriel à ndurand@agri71.fr