Foncier bourguignon
Lente tempête

Publié par Cédric Michelin
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Parlez "terroirs" à un vigneron bourguignon, il sera intarissable. Abordez la question de ses achats fonciers, il s’assombrira. La question est sensible. Tout est compliqué. Le parcellaire est incroyablement divisé. Autant de cicatrices sur les côtes des vignobles historiques. Son cœur, les grands crus en sont le symbole. Avec la spéculation de riches investisseurs, une lente tempête se profile, avec déjà des remous en cascade…
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28.334 hectares ; 3 % du vignoble français. Le foncier viticole bourguignon est rare et abondants à la fois : cent-une appellations ; des milliers de lieux-dits ; 1.247 "Climats" classés à l’Unesco… De la célèbre Romanée-Conti aux plus confidentiels vins du Châtillonais, en passant par le Mâconnais ou le Chablisien, le marché foncier viticole bourguignon est donc varié et complexe. Mais il est toujours l’affaire de passions. En août 2012, en plein doute économique, la France s’est déchirée autour des conséquences - en bien et en mal - de l'achat du château de Gevrey-Chambertin par un Chinois. Le symbole d’un patrimoine d’exception, ayant besoin d’investisseurs extérieurs pour perdurer, mais rompant avec l’héritage familial ou local historique. Cette lente évolution ne date pourtant pas d’hier.

L’exception côte-d’orienne


Début des années 1990, les vignerons de Côte-d’Or entendent décider librement et localement de réguler ou non le prix du foncier. Le droit de préemption n’est alors plus renouvelé à la Safer en Côte-d’Or pour le foncier viticole. Cette « exception » ne l’empêche pas de suivre les transactions, mais sans intervenir. Elle ne peut alors que constater la flambée sur les Côtes de Beaune et de Nuits. De riches amateurs investissent les appellations les plus renommées, amplifiant encore le culte voué à Montrachet, à Vosne-Romanée… Il n’est souvent question que d’ouvrées (428 m2), rarement à vendre, donc fruits de hautes spéculations.

Effets ricochet


Reste qu’aujourd’hui, à la liste des milliardaires collectionneurs, la concurrence de luxe s’est financiarisée. Les fonds d’investissements démultiplient la pression en cherchant à mettre la main sur des propriétés ou sur des négoces entiers car, eux aussi, bien souvent propriétaires de grands crus. Vignerons voisins et négociants traditionnels sont en émoi. Impossible de surenchérir. La fiscalité grimpe en flèche. « C’est epsilon en terme de volume, mais cela complique tout. On ne pourra pas rationaliser ces ventes de grands crus ou de grands domaines. Mais on ne peut pas laisser de côté leurs effets ricochets sur les premiers crus, sur les villages et les AOC régionales à long terme », analyse Jean-Michel Aubinel, président de la CAVB, la Confédérations des appellations et vignerons de Bourgogne. Et bien souvent, la Safer est, bon gré mal gré, rappelée à la rescousse... « C’est la fin de l’exception côte-d’orienne. On ré-intervient dans le cadre de la loi avec les références de prix passés. Après trois décennies libérales, il faudra peut-être autant de temps pour se rapprocher des valeurs économiques », déplore Jean-Luc Desbrosses, président de la Safer Bourgogne Franche-Comté.

GFV "familiaux"


« Il n’y a plus réellement de prix. Les valeurs sont décorrélées d’un retour sur investissement "normal" », tranche Tristan Lamy, directeur Banque privée au Crédit agricole Bourgogne Champagne, aussi en charge de la viticulture de Côte-d’Or et de l’Yonne. Les vignerons à l’achat doivent apporter entre 0 et 40 % d’autofinancement et financer le reste par des prêts sur 15 à 20 ans. Pour payer le fisc, les familles de Beaune et de Nuits vendent des "bouts" de parcelles à des GFV "familiaux" pour continuer de les exploiter. 80 % de l’activité de la Safer en Côte-d’Or consiste d’ailleurs à trouver ces investisseurs pour ce marché « très parcellisés, 20-30 ares, voire seulement une ouvrée (428 m2) », explique Daniel Caron, directeur de la Safer BFC en Côte d’Or. « On trouve de "bons" investisseurs, proche du monde du vin, qui acceptent de maintenir les viticulteurs en place, avec des baux de 18 ans ». Notaires, agences, banques ont, eux aussi, des portefeuilles d’investisseurs "minoritaires".

Pression sur la Côte chalonnaise


Mais d’autres « ricochets » apparaissent... Si l’agrandissement des domaines côte-d’Orien se fait naturellement sur les Hautes-Côtes, certains poussent jusqu'en Côte chalonnaise, sur Mercurey, Givry… « Sur les deux derniers dossiers sur ce secteur, la moitié des candidats était de Côte-d’Or », constate Emmanuel Cordier, directeur de la Safer BFC en Saône-et-Loire.
En effet, depuis le 1er avril dernier, le Schéma départemental des structures agricoles de Bourgogne a validé le passage à 40 kilomètres du seuil de distance par rapport au siège d’exploitation pour avoir le droit d’exploiter, contre 10 kilomètres auparavant... Contrairement à ses voisins du Nord, la Saône-et-Loire a des prix « attractifs » puisque la profession n’a jamais voulu abandonner la régulation de son marché foncier viticole. Le retour sur investissement à l’achat est possible « en dix ans » de récoltes normales sur Rully par exemple avec des prix proches de 160.000 €/ha.

Villages, 1ers crus et bio valorisés


Plus au sud, le prix des vignes en chardonnay grimpe « au maximum » à 80.000 €/ha en appellation mâcon, à 150.000 €/ha en saint-véran ou encore à 250.000 €/ha en pouilly-fuissé, observe la Safer. Des projets de révisions d’aire géographique par l’INAO pourraient bientôt influer en AOC pouilly-fuissé, mercurey et marsannay, en vue de reconnaître des premiers crus.
Sur le département, 215 hectares en cent cinquante-trois ventes de "parcelles" et terres à vigne ont été notifiées cette année, soit « un peu moins » que l’an dernier. « Le vin se vendant bien, il y a moins de transactions. Le vignoble reste détenu par les familles. Les prix sont en phase avec l’économie. Les transmissions familiales se déroulent avec des perspectives de revenus corrects », rassure la délégation de la Safer BFC en Saône-et-Loire. Une situation un peu similaire au Chablisien qui, par contre, vient de perdre la moitié de sa récolte en 2016…

Locations plutôt que ventes


En règle général, les appellations villages font l’objet de convoitises. « Avec la hausse des fermages, les retraités gardent en propriété leurs parcelles en crus », remarque Emmanuel Bruno, responsable de Pôle au sein de l'AGC AS 71 à Châtenoy-le-Royal. Un bon calcul puisque les fermages étant indexés sur les cours du vrac, les loyers ont bondi ces dernières campagnes. Revers de la médaille de cette bonne conjoncture des ventes, les vignerons « payent un fermage presque équivalent aux annuités d’un prêt » dans les crus chalonnais, et cela en dépit du lissage des fermages négocié par l'Union viticole de Saône-et-Loire et la section des sections et métayers avec les représentants des propriétaires. Néanmoins, les retraités vendent leurs parcelles en AOC "génériques" (Bourgogne...). Du coup, des offres apparaissent sur le marché. Si, les « zones premiums sont plus recherchées », constate Sébastien Jacquemont de Vinéa Transaction, « les jeunes générations de vignerons et les héritiers de Côte-d’Or s’installent dans les zones "délaissés", avec une société d’exploitation pour la gestion des vignes », précise-t-il. Les caves du secteur tentent de répondre. Elles peuvent porter ou se porter caution pour le foncier des futurs coopérateurs. « Mais encore faut-il avoir le bon candidat au bon moment », soupire Marc Sangoy, le président de la Fédération des caves coopératives Bourgogne Jura.

Le "jackpot" des domaines entiers


Avec les difficultés de l’immobilier bâti, les vendeurs sont aussi tentés de vendre l’ensemble beaucoup plus cher. Quitte à devenir salarié(s) un temps jusqu’au terme des baux. Certains négociants bourguignons ont fait ce calcul et ont investi les Côtes du Couchois, le Beaujolais et visent désormais le Mâconnais. Les grands élaborateurs de crémants (Veuve Ambal, Boisset…) étant amenés à sécuriser leurs approvisionnements et à saturer leurs outils de production.
Faute de place pour tous, la Bourgogne viticole voit donc nombre de ses vignerons s'exiler - dans le Jura, le Beaujolais, l'Europe de l’Est, l'Amérique… - en ambassadeurs de ce modèle. Autant d'acteurs qui pourraient revenir en fiers concurrents, à n’en pas douter.