Amélioration des variétés végétales
Un défi éthique et économique

Publié par Cédric Michelin
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Georges Pelletier, membre de l'Académie des sciences, est directeur de recherche émérite à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA). Cet agronome et généticien pointe dans cette tribune les enjeux de la création et de l’amélioration de nouvelles variétés végétales : hybridation, séquençage d'ADN, transfert de gènes... ces nouvelles méthodes posent un défi à la fois éthique et économique. Alors, quel cadre réglementaire en Europe pour ces travaux afin de protéger chercheurs, agriculteurs, consommateurs et de ne pas en abandonner la maîtrise aux entreprises outre-Atlantique?
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Depuis une dizaine de milliers d'années, l'homme a entrepris l'artificialisation de ses ressources alimentaires végétales en favorisant de manière plus ou moins consciente certaines mutations. Par exemple, la cueillette à la faucille des grains encore verts (car mûrs, ils tombaient au sol) de blés sauvages au Moyen-Orient aboutira (en une dizaine de siècles!) à la sélection de plantes dont les grains restent solidement attachés à l'épi. Deux conséquences, prémices d'une économie agricole : une contrainte, il faut dès lors réaliser un semis pour obtenir une récolte ; mais, énorme avantage, une fois moissonnée, celle-ci peut être stockée. Quelques centaines de générations d'agriculteurs poursuivront l'artificialisation et la diversification des espèces cultivées par un choix délibéré (comme les fruits sans graines du bananier qui deviennent alors consommables), ou accompagnées d'une sélection naturelle (des blés adaptés aux hivers froids lors de la migration vers le nord des populations), dont nous bénéficions aujourd'hui.

Au début du XIXe siècle, insatisfaits des variétés de l'époque de qualité inconstante et répondant mal aux aléas climatiques ou parasitaires, des agriculteurs et des agronomes, récemment instruits de la reproduction sexuée des plantes, émettent l'idée que les croisements artificiels permettront d'orienter la création de nouvelles variétés, rompant ainsi avec un passé où l'homme, sans aucun rôle intentionnel dans l'apparition des types nouveaux de plantes cultivées, essentiellement fruits du hasard, agissait seulement dans leur choix.

Les premières variétés issues d'hybridations artificielles, cumulant les avantages respectifs de types différents, feront leur apparition dans les champs (comme le blé Datte!) et les jardins (comme la Bintje) près d'un siècle plus tard. Puis les lois de la génétique, les techniques de production de mutants, l'identification des chromosomes, l'hybridation entre espèces, la culture de cellules et la régénération de plantes in vitro, la biologie moléculaire de l'ADN, le transfert de gènes et le séquençage des génomes vont constituer la "boîte à outils" du sélectionneur du début du XXI siècle.

Accélérer la création



Dépendant du rythme de reproduction de l'espèce, le processus d'amélioration est lent : une dizaine d'années pour un blé, il est hors de portée pour certains ligneux. Aussi est-ce sur la durée que les progrès sont sensibles: en France, entre 1945 et 1995, le potentiel génétique du rendement des variétés hybrides de maïs a progressé de 60 quintaux par hectare (soit 1,2 quintal par an), celui des variétés de blé de 20 quintaux (0,4 quintal par an). La qualité boulangère des blés a été multipliée par trois au cours du XXe siècle. Le sélectionneur recherche donc toute nouvelle technique qui rendra son travail à la fois plus rapide et moins aléatoire. Désormais, la recherche en sélection s'appuie sur la séquence d'ADN des génomes (plus de 60 espèces cultivées ont été séquencées) afin d'identifier les gènes et leurs différentes formes au sein de la diversité naturelle ou induite, qui sont responsables des caractères recherchés. La création variétale devient une sorte de jeu de Lego où les pièces à assembler –génomes, chromosomes, simples gènes– sont réunies par hybridation ou transfert d'ADN entre des types parfois très différents. La nouvelle variété cumulera ainsi divers caractères agronomiques désirés : tolérance à des maladies ou à des parasites, adaptation aux contraintes environnementales, précocité, potentiel de rendement, etc.

Les nouvelles méthodes qui ont émergé ces dernières années vont accélérer la création des variétés végétales. C'est, en particulier, le cas de la « réécriture des génomes» (en anglais genome editing, connue aussi sous le sigle Crispr-Cas9). Elle permet en effet de modifier à volonté la séquence de tel ou tel gène, chez n'importe quelle espèce, qu'il s'agisse de corriger un défaut de fonctionnement (maladie génétique) ou de modifier la qualité d'un produit alimentaire (supprimer un allergène, par exemple). Elle est à la portée des laboratoires de recherche en biologie et des entreprises de sélection qui investissent dans les techniques de biologie moléculaire et de culture in vitro.

Un point essentiel est en débat : la propriété intellectuelle. Il sera nécessaire de trouver un cadre qui, tout en la reconnaissant à sa juste valeur, laisse aux sélectionneurs comme aux agriculteurs les libertés d'utilisation qu'ils possèdent aujourd'hui.

Une application de la réécriture des génomes est la création de mutations utiles chez les plantes. Par exemple, pour conférer une résistance à l'oïdium chez les céréales, il faut inactiver par mutation un gène dénommé MLO. Or le blé tendre, addition des génomes de trois espèces, possède six exemplaires de ce gène. Toutes les plantes de blé qui ont poussé sur Terre depuis la nuit des temps ne seraient pas assez nombreuses pour avoir une chance d'obtenir la mutation simultanée de ces six gènes ! La réécriture génomique le permet. On voit immédiatement l'intérêt de cette méthode pour créer des résistances à certains pathogènes et limiter ainsi l'utilisation de fongicides.

Concurrence américaine



Indépendamment du savoir-faire, l'utilisation concrète de ces nouvelles technologies dépendra du cadre réglementaire auquel elles seront soumises. Le ministère de l'Agriculture américain a pris position : s'il n'y a pas ajout d'un gène étranger et si le produit final est similaire à ce qu'on pourrait obtenir par des méthodes classiques (croisements, mutagenèse), comme dans l'exemple du blé ci-dessus, la variété ne fera pas l'objet de régulations. L'Union européenne doit déterminer dans les prochains mois si un tel produit relève de la réglementation sur les organismes génétiquement modifiés. Certaines ONG le demandent. Or on sait le sort réservé aux OGM en particulier en Europe : des coûts d'autorisation (plusieurs dizaines de millions d'euros) disproportionnés par rapport aux gains attendus pour la plupart des espèces; un discrédit politique, commercial et médiatique, avec un étiquetage « sans OGM » qui devient un gage (illusoire) de qualité ; un rejet par une majorité de citoyens qui conduit le monde politique à décider d'interdire la culture mais pas la consommation ; un abandon par la recherche publique, et une expatriation des activités des entreprises de sélection françaises.

Il est clair qu'une telle décision, où ces nouvelles biotechnologies disparaîtraient dans le « trou noir » des OGM, signerait leur interdiction de fait en Europe: est-ce ainsi que l'on répondra le mieux à la nécessité d'une nouvelle domestication des plantes face à des changements climatiques, démographiques et économiques qui deviennent critiques ?


Autorisation de reproduction




L'« Humanité Dimanche », dans le cadre d'un partenariat avec l'Académie des sciences, publie des tribunes donnant le point de vue d'un de ses membres sur de grandes thématiques scientifiques touchant à des enjeux de société. Avec son aimable autorisation, nous reproduisons ici la tribune parue dans l'édition du 28 janvier 2016.