Pierre Pagesse
Rétablir la vérité

Président fondateur de Momagri*, Pierre Pagesse a cédé sa place à Christian Pèes en février dernier. Il revient sur la crise agricole, les enjeux de l’agriculture et évoque les préconisations du Momagri.
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Quelle est votre analyse sur la crise qui touche aujourd’hui les agriculteurs ?
Pierre Pagesse : l’origine de la crise remonte à l’agenda 2000. Mais force est de constater qu’une quatrième année consécutive de baisse des prix en 2015 est un nouveau coup dur pour les agriculteurs. Nous avons vécu des années de transition, puis de tensions, où on nous disait que les prix resteraient hauts et stables, notamment pour les céréales ; que la production aurait du mal à suivre l’évolution de la consommation… Aujourd’hui, les céréales valent 30 % de moins qu’en 1984 en € courant... La viande porcine subit également le même sort sous l’effet d’une forte augmentation de la production ailleurs en Europe, notamment en Allemagne et en Espagne où ils ont doublé la production. La viande bovine suit la même tendance avec un ralentissement de la consommation intérieure. Quant au lait, il accuse la plus forte chute de prix en 2015, année marquée notamment par la fin des quotas, la poursuite de l’embargo russe, l’affaiblissement de la demande chinoise et un ralentissement de l’économie internationale.
Mais au-delà de cette dépression des prix qui reste planétaire, l’agriculture est aussi victime d’une politique agricole européenne qui ne remplit plus son rôle de régulation et d’une surenchère de normes européennes et françaises devenue insupportable.

Comment sortir de cette impasse ?
P. P. : il est temps pour les Etats membres de se mettre autour de la table et de trouver des solutions pour réguler le chiffre d’affaires des exploitations. Car ce dont ont besoin les agriculteurs, c’est de stabilité dans l’économie de leurs exploitations et de visibilité. Cela suppose de mettre en place des mesures structurelles notamment pour lutter contre la volatilité des prix agricoles ; garantir un prix minimum comme aux Etats-Unis ; alléger les charges et les contraintes qui ne cessent d’alourdir le fonctionnement des exploitations ; aller plus loin dans l’organisation des filières en adéquation avec les marchés et revenir aux fondamentaux de la Pac avec un système capable de redonner de la visibilité aux agriculteurs, ce qui n’exclut pas de poursuivre les efforts d’adaptation au marché et de compétitivité ! Momagri préconise ainsi une réforme en profondeur de la Pac, permettant des mécanismes de soutiens contra-cycliques en cas de chute excessive des marchés, basés sur un redéploiement des paiements directs.
Si nous ne faisons pas tout cela, nous favoriserons la financiarisation de l’agriculture. Nous perdrons alors cette agriculture de type familiale que nous défendons, c’est-à-dire une agriculture où l’exploitant détient la majorité de son capital. Nous perdrons aussi cette diversité de production en lien avec celle de nos terroirs

Vous venez de faire allusion à Momagri, ce Mouvement pour une organisation mondiale de l’agriculture dont vous avez été un des fondateurs. Pourquoi la création de ce think-tank ?
P. P. : en 1999, je suis revenu traumatisé de Seattle et du cycle de Doha ; j’y étais au titre des coopératives. J’y ai alors découvert que personne en Europe n’était capable d’analyser les conséquences économiques des décisions politiques que nous prenions !
Après avoir conclu un accord interne basé sur le plus petit dénominateur commun et connu de toute la planète, l’Europe est entrée en discussion affaiblie alors qu’en face d’autres menaient la danse. Résultat : nous avons abouti à un compromis en demi-teinte reposant sur des concessions qui ne prenaient pas en compte nos intérêts vitaux !
Les discussions étaient ainsi biaisées dès le départ par notre processus européen trop complexe. Je me suis alors dit : "plus jamais ça !".
De là est venue l’idée de réfléchir à la création d’outils (modèle et indicateurs) permettant d’analyser et de proposer des solutions pour défendre notre agriculture, notamment au plan européen. Les Américains défendent leurs intérêts et, de fait, leur agriculture et son caractère géostratégique, alors pourquoi pas nous ? Et puis, il y a eu la rencontre avec Jacques Carles aujourd’hui délégué général de Momagri, lequel était prêt à nous aider. Notre objectif était de bâtir des outils avant d’émettre des avis. Nous avons alors travaillé avec un économiste de la Sorbonne pour créer un modèle d’économie générale calculable international. Ce modèle a montré que, par nature, les prix agricoles sont instables.
Nous le constatons aujourd’hui, bien que la consommation augmente dans le monde, elle n’est pas élastique. Et si la croissance est régulière elle reste liée au développement des pays. Aussi, un simple désajustement de 1 à 2 % entre l’offre et la demande impacte toutes les productions de la planète avec une variation du prix mondial, lequel peut aller de 1 à 3. C’est un facteur endogène auquel viennent se greffer en plus, les conséquences des aléas climatiques et de la spéculation…
Donc si les prix sont instables par nature, cessons de penser que seule l’économie de marché est capable de protéger l’agriculture et les agriculteurs.
Je ne crois pas à la mondialisation heureuse, à la main invisible du marché et encore moins au repli sur soi !

Quels sont les enjeux de l’agriculture de demain ?
P. P. : l’agriculture et la sécurité alimentaire figurent parmi les défis majeurs de notre siècle. Elles occupent une place géostratégique dans les priorités des grandes puissances confrontées à l’accroissement démographique, à l’évolution du niveau de vie dans les pays en développement, aux tensions et conflits internationaux et à l’instabilité grandissante des marchés agricoles.
L’Europe et la France ont tout intérêt à définir un cap stratégique agricole dans lequel puisse exister une interconnexion entre agriculture, climat et équilibres sociaux-politiques.
L’agriculture peut de plus créer un nouveau pan de l’économie hors du cadre alimentaire, un pan dans lequel elle répondra demain aux enjeux de l’environnement à travers, notamment, le développement des énergies durables dans les exploitations agricoles et de la bio-économie par notamment l’utilisation de la chimie verte. De belles perspectives existent, pour autant que l’on soit capable de donner de la visibilité, des technologies et des moyens aux agriculteurs…
Au regard des réserves de productivité sur la planète, l’objectif de nourrir 9 milliards d’individus en 2050 n’est pas un problème. Mais faut-il pour cela laisser les agriculteurs exercer efficacement leur métier. Ils ont besoin non seulement d’engrais et de semences performantes, mais aussi de reconnaissance, de prix, de revenus et de visibilité à court, moyen et long terme.

Momagri a lancé une agence de notation agricole. Quel sera son rôle ?
P. P. : cette agence entend évaluer la solvabilité alimentaire de 36 pays en estimant le lien entre la productivité agricole et les besoins de chaque pays. Elle s’adresse aux entreprises et institutions, mais également aux Etats qui souhaitent bénéficier d’indicateurs de suivi de leurs politiques agricoles.
Grâce à cet outil inédit, prenant en compte l’instabilité des marchés agricoles, la sécurité alimentaire et les stratégies agricoles des États, nous souhaitons ainsi impulser une dynamique nouvelle en matière d’évaluation des marchés et des politiques agricoles au niveau mondial.
C’est un nouveau levier pour Momagri visant à éclairer les décideurs sur les conditions du moment et à donner une vision des potentiels agricoles des différents pays.
Trois indicateurs seront publiés régulièrement.
Le premier mesure la solvabilité alimentaire de différents pays de la planète.
Le second vise à évaluer le soutien public des pays à leur agriculture et faire la chasse aux idées reçues. Par exemple le fait que l’Europe et la France, en particulier, soutiennent davantage leur agriculture que les Etats-Unis, alors que c’est l’inverse !
Le troisième indicateur portera sur la stabilité des politiques agricoles.


* Momagri a été créé à l’initiative de Limagrain, Euralis, le Crédit agricole, la Fédération nationale des producteurs de semences de maïs et de sorgho, qui a été rejoint par la Coop fédérée du Québec





Le 7 février, Christian Pèes, agriculteur dans le Béarn, président d’Euralis et vice-président de Coop de France a été élu à la présidence du think-tank Momagri et de l’Agence de notation Momagri jusqu’alors présidés par Pierre Pagesse. Membre fondateur, Christian Pèes milite depuis des années pour « une régulation mondiale des marchés agricoles », considérant que « la volatilité des prix est à l’origine des troubles socio-économiques et politiques majeurs »