L'innovation a toujours fait peur. A tort, la plupart du temps...

L'innovation a toujours fait peur. A tort, la plupart du temps...

Pourquoi la science progresse-t-elle la plupart du temps par le consensus et non par le génie individuel ? Tout simplement parce que bien que brillants, les grands esprits sont individuellement faillibles… Henri Joyeux, Dominique Belpomme, Gilles-Eric Séralini… Autant de noms de scientifiques d'aujourd'hui qui servent de caution à des militants "anti" de toute sorte : anti vaccins, anti ondes, anti OGM… Une dérive qui n'est pas nouvelle.

Pour illustrer ce phénomène, il est bon de se plonger dans la lecture d’un extrait du discours du savant Arago, à la tribune de la Chambre des députés, le 14 juin 1836, discours prononcé à l’occasion du vote de la loi sur le chemin de fer de Paris à Versailles. En 1836, Arago est un héros national : il a terminé les travaux de mesure du méridien terrestre, il a été fait prisonnier par les Espagnols et est rentré triomphalement à Paris ; il siège depuis six ans comme secrétaire perpétuel à l’Académie des sciences. Il part pourtant en croisade contre le chemin de fer, et en particulier contre le danger présumé des tunnels.

Le principe de précaution…

 « Les souterrains parcourus par des machines locomotives n'ont pas été assez éprouvés pour que l'on sache si on y établira facilement des moyens de purifier l'air. Il y a, relativement aux tunnels, une circonstance capitale dont je vais entretenir la Chambre, puisque monsieur le directeur général n'a pas jugé à propos d'en dire un seul mot ».

C'est là, en germe, le principe de précaution, mais avant qu'il soit constitutionnalisé…

La raison invoquée par Arago ? Les différences de température. « Messieurs, aussitôt qu'on descend à une certaine profondeur dans le sol, on a, toute l'année, une température constante. À Paris et dans ses environs, cette température est de 8 degrés Réaumur environ [soit 10 °C, ndlr]. Personne n'ignore, d'autre part, qu'en été, à l'ombre, et au Nord, le thermomètre de Réaumur est quelquefois à trente degrés au-dessus de zéro [soit 38 °C, ndlr] ; au soleil, la température est de dix degrés plus considérable [soit 50 °C, ndlr]… Ainsi, on rencontrera dans le tunnel, une température de 8 degrés Réaumur, en venant d'en subir une de 40 ou 45 degrés. J'affirme sans hésiter que, dans ce passage subit, les personnes sujettes à la transpiration seront incommodées, qu'elles gagneront des fluxions de poitrine, des pleurésies, des catarrhes ».

Même l'expérience individuelle, pourtant à la base de la démarche expérimentale, est déformée par le grand savant. « Ceci une fois admis, j’en appelle à tous les médecins pour décider si un abaissement subit de 45 à 8 degrés de température n’amènera pas des conséquences fatales ? Veut-on d’ailleurs des faits, j’en citerai un. Je traversais un matin, par un temps nébuleux, le tunnel de Lidesgool, situé sous la ville, et dans lequel les voyageurs ne vont plus. L’Allemand avec lequel je faisais route était transi, et me demanda en grâce de l’envelopper dans ma redingote. Cependant la différence de température n’était pas à beaucoup près aussi considérable que celle dont je viens de parler, et qui existera inévitablement pendant deux ou trois mois de l’année au tunnel de Saint-Cloud ».

Et pourtant…

Bref, bien que les trains circulent déjà depuis longtemps dans les tunnels anglais, Arago assure qu'ils auront des conséquences importantes en terme de santé publique. Toute ressemblance avec le débat sur les tel ou tel sujet polémique actuel en France ou en Europe n'est pas purement fortuite ; remplacez donc Arago par Séralini… !

Estocade d'Arago : les tunnels pourraient amplifier les conséquences d'une explosion de machine à vapeur. Là, le scientifique pousse la contradiction, puisqu'il a lui-même travaillé sur la sécurité des machines à vapeur. « Vous savez, Messieurs, puisque je les ai développées à cette tribune, quelles sont mes idées sur l'explosion des machines à vapeur… Il est possible qu'une machine locomotive éclate. C'est alors un coup de mitraille, mais à la distance où les voyageurs sont placés, le danger n'est pas énorme. Il n'en serait pas de même dans un tunnel : là, vous auriez à subir les coups directs et les coups réfléchis. Là, vous auriez à craindre que la voûte ne s'éboulât sur vos têtes… ».

L'Assemblée nationale passa fort heureusement outre les conseils du célèbre astronome. Tant mieux pour nous. Quoique… On trouvera sans doute quelques esprits malins pour pleurer les milliers de morts dans les accidents du chemin de fer ou dans leur construction. Ah, si on avait écouté Arago…

Louis de Dichenin