Grandes cultures
Les limites de la sobriété

À Bretenière, en Côte-d’Or, des chercheurs de l’Inrae tentent de comprendre comment les grandes cultures pourront demain aller jusqu’au bout de la logique agroécologique. Si la suppression des pesticides est aujourd’hui possible, le labour ou un travail superficiel du sol restent nécessaires, notent les experts. La frontière reste l’agriculture de conservation des sols sans pesticides, voire sans engrais, des systèmes en véritable rupture sur lesquels la science se penche déjà.

Les limites de la sobriété
Image d'archive : blé en semis direct

Au milieu du jaune paille du colza presque à maturité, les nombreuses têtes vertes de féverole rescapées de la saison précédente agaceraient plus d’un agriculteur. « Nous n’avons pas réussi à la maîtriser en interculture », reconnaît Violaine Deytieux, directrice adjointe de l’unité expérimentale Inrae du domaine d’Époisses situé à Bretenière (Côte-d’Or). Mais dans cette ferme de 125 ha, loin d’être un échec, la repousse sera une leçon. « Nous nous autorisons une prise de risque que les agriculteurs ne peuvent pas se permettre », explique Violaine Deytieux.

Sur cette parcelle, comme partout sur le site, aucun pesticide, y compris les produits homologués AB, n’est épandu. Avec du labour et une rotation mélangeant céréales et légumineuses, parfois en association, ainsi que de nombreuses cultures intermédiaires, les chercheurs atteignent les 50 qtx/ha en blé quand le domaine en visait 70. En colza, en revanche, le domaine peine à dépasser les 15 quintaux/ha, quand les autres champs de la région crachent leurs 40 quintaux.

« En limitant les achats d’engrais et de pesticides, produire moins peut permettre d’atteindre des performances économiques acceptables », rappelle Stéphane Cordeau, chercheur de l’UMR agroécologie. C’est même l’un des objectifs de la plateforme Ca-Sys : que les différentes modalités atteignent la rentabilité du conventionnel au bout d’une dizaine d’années.

Un dispositif ouvert sur le terrain

Ca-Sys, pour expérimentation de systèmes agroécologiques conçus collectivement, comme le résume l’acronyme anglais de la plateforme. L’organisation du site est née d’ateliers menés en 2018 avec une quarantaine d’agriculteurs, de techniciens et de chercheurs. Une réflexion entre science et terrain qui a conduit à proscrire partout les pesticides et à diviser la cinquantaine de parcelles de 2 à 3 ha en quatre groupes. D’un côté, les parcelles en semis direct (SD) sans travail du sol ou avec un léger travail autorisé (scalpage, désherbage mécanique). De l’autre, des parcelles où le travail du sol est mobilisé (TS), avec ou sans apport d’engrais azoté exogène.

Les modalités sont encore combinées en trois zones sur le site, en séparant les parcelles SD et TS, ou en les mélangeant. Une mosaïque bien rangée entre lesquelles serpentent 3,4 km de haie, 7 ha de bandes enherbées et 3 ha de bandes fleuries. Alors que la conditionnalité de la future Pac 2023 n’impose que 7 % de surface aux infrastructures agroécologiques, le domaine d’Époisses dépasse ainsi les 10 %, sans même compter les cultures dérobées.

« Nous essayons de réfléchir à l’échelle du paysage », résume Stéphane Cordeau. Tout un dispositif dont les résultats en termes de rendement, de qualité des sols, de présence d’insectes ravageurs ou d’auxiliaires sont mesurés de près par des prélèvements et tests réguliers.

Devoir de rupture

Un peu plus loin sur le chemin, une parcelle tachée de vert où pointe çà et là un tout jeune sarrasin récemment semé, après une mésaventure à l’automne : du colza avait été implanté en culture d’hiver mais une mauvaise levée a découragé les chercheurs de le fertiliser. « Puis nous avons aussi échoué à détruire le colza et les adventices », regrette Stéphane Cordeau.

Des problèmes qui sont apparus progressivement, remarque le chercheur. « Les premières années, tout allait plutôt bien, parce que nous bénéficiions encore des résultats de la conduite en conventionnel ». À ces effets s’ajoute parfois le manque de variétés assez résistantes, comme en moutarde qu’il semble difficile de conduire sans pesticides malgré sa popularité dans la région. Sans compter les événements climatiques de type sécheresses qui peuvent empêcher les couverts de lever.

Autant de déceptions qui ont permis aux chercheurs de mieux dresser les frontières des connaissances scientifiques et techniques actuelles. « Les systèmes sans pesticides fonctionnent plutôt bien avec du labour », résume Stéphane Cordeau. Seule condition : diversifier les cultures, voire les variétés. Dans les parcelles du domaine d’Époisses, quatre variétés différentes de colza sont par exemple semées en association. En ajoutant 10 % de variétés précoces dans le mélange, les chercheurs tentent d’attirer les ravageurs sur la première floraison, pour mieux laisser les 90 % restant se développer. Autre conseil issu d’observations menées sur le dispositif comme ailleurs : limiter le nombre d’espèces dans les couverts d’interculture pour éviter le développement des adventices.

Quelques parcelles d’herbe rases montrent bien où se trouve aujourd’hui la frontière technique. Pour l’heure, près de neuf parcelles sur dix conduites en semis direct permanent sans pesticides ne donnent rien du tout à Époisses. Plusieurs pistes seraient actuellement à l’étude, dont le recours au strip-till en bandes, en ne grattant le sol tous les 40 ou 45 cm pour installer le lit de semence, et en tondant le reste du couvert. D’autres chercheurs associés au site, comme Xavier Reboud, rêvent même de planter un jour des godets de maïs comme des plants. Aucun travail du sol, aucun pesticide, voire aucun engrais de synthèse : « ce sont les systèmes les plus en rupture qui sont ceux sur lesquels nous avons un devoir de recherche », assume Stéphane Cordeau.