EXCLU WEB : LONG FORMAT : Suicide des agriculteurs : comprendre la stratégie du gouvernement

Alors qu’environ un agriculteur se suicide chaque jour, Julien Denormandie a présenté le 23 novembre sa très attendue feuille de route pour lutter contre le mal-être en agriculture. La première mesure phare consiste à renforcer l’accompagnement économique des agriculteurs en difficulté et des familles endeuillées, grâce à une rallonge budgétaire de 12 millions d’euros. La deuxième vise à mieux coordonner les politiques publiques et initiatives existantes grâce à la création de comités de pilotage départementaux. La troisième consiste à structurer davantage le réseau de sentinelles. Le gouvernement prévoit aussi de former les adultes et les jeunes aux « premiers secours en santé mentale », avec un focus particulier sur l’enseignement agricole. Enfin, la MSA s’est engagée à assouplir certaines procédures pour mieux accompagner les exploitants en difficulté.

EXCLU WEB : LONG FORMAT : Suicide des agriculteurs : comprendre la stratégie du gouvernement

Presque un an jour pour jour après avoir promis un « plan d’action opérationnel » pour lutter contre le suicide et le mal-être d’agriculteurs, le ministre de l’Agriculture Julien Denormandie a dévoilé sa feuille de route sur le sujet le 23 novembre. Il n’était pas le seul représentant du gouvernement, car la feuille de route se veut transversale. Elle a été dévoilée en présence du ministre de la Santé et des solidarités Olivier Véran et du secrétaire d’État chargé des retraites et de la santé au travail Laurent Pietraszewski.

Cette feuille de route reprend de nombreuses propositions issues du rapport du député Olivier Damaisin (LREM, Lot-et-Garonne) et de celui de la sénatrice Françoise Férat (Union centriste, Marne), tous deux conviés à l’événement. « La prise de conscience de l’État [sur la surmortalité par suicide des agriculteurs] est totale, au niveau central et au niveau territorial », a assuré Olivier Véran durant son intervention.

La rémunération : « mère des batailles »


Il faut dire que le constat est sans appel. D’après une étude de la MSA publiée en 2019, 372 non-salariés agricoles se sont donné la mort en 2015. Ce qui revient à plus d’un suicide d’agriculteur par jour, au moins. Bien que les données existantes ne soient ni récentes ni exhaustives, comme l’a déploré Olivier Damaisin durant la présentation de la feuille de route, la surmortalité par suicide des exploitants agricoles est un phénomène observé depuis les années 1970. C’est ce que démontre le sociologue Nicolas Deffontaines dans une thèse très complète publiée en 2017.

Dans son travail le chercheur explique aussi que, contrairement aux idées reçues, le suicide paysan n’est pas seulement lié aux difficultés économiques. Ces dernières, éprouvées notamment en temps de crise, peuvent certes mener au suicide. Mais trois autres grands déterminants conduisent à commettre l’irréparable : le sentiment d’être pris en étau entre héritage parental et autonomie ; la difficulté à transmettre l’exploitation ; et l’isolement social, notamment professionnel.

Dans son rapport adopté le 17 mars 2021, la commission des affaires économiques du Sénat pointait un facteur majeur sous-jacent au mal-être agricole : la faiblesse des revenus. Si cette thématique ne figure pas dans la feuille de route interministérielle, « la rémunération reste la mère des batailles », a déclaré Julien Denormandie. Le ministre de l’Agriculture a renvoyé à la loi Egalim 2 adoptée définitivement au Sénat le 14 octobre : « Cette loi Egalim 2 vient re-réguler totalement les relations commerciales. Je le dis, et je le redis : on ne lâchera rien sur cette question de la rémunération. »

+40 % pour l’accompagnement économique


La feuille de route ministérielle est construite autour de trois volets. Le premier, intitulé « Prévenir et accompagner », consiste essentiellement en des mesures économiques. Il est assorti d’une rallonge budgétaire d’environ 12 millions d’euros (M€) par an, a indiqué le cabinet du ministre de l’Agriculture dans une présentation à la presse le 22 novembre. Soit « une augmentation de 40 % des crédits financiers déployés jusqu’alors », a renchéri Julien Denormandie durant la présentation officielle du plan.

Cette enveloppe de 12 M€ recouvre le doublement du budget consacré aux dispositifs départementaux d’accompagnement économique – que sont l’aide au diagnostic global de l’exploitation (audit) et l’aide à la relance de l’exploitation agricole (Area) – qui passe de 3,5 à 7 M€ par an. En parallèle, les critères de recours à ces dispositifs seront assouplis. Pour l’aide à l’audit, le taux d’endettement requis sera abaissé de 70 à 50 %, et l’État financera le diagnostic jusqu’à 1 500 € (au lieu de 800 € actuellement). Pour l’Area, la condition de contribution propre d’au moins 25 % du coût du plan de restructuration sera revue. « On va assouplir les modalités d’interprétation de cette condition en interprétant les ressources propres de façon beaucoup plus large que les simples ressources de l’agriculteur », a précisé l’équipe de Julien Denormandie durant le brief.

Renforcer le confort au travail


L’enveloppe inclut aussi la hausse du budget dédié à l’aide au répit pour les agriculteurs en épuisement professionnel, qui passe de 3,5 à 5 M€ par an. Elle inclut également le renforcement de l’aide financière simplifiée agricole (AFSA) qui permet d’améliorer les conditions et le confort au travail : le taux de soutien public à ces investissements passera de 50 à 70 %. En parallèle, les employeurs agricoles pourront solliciter « l’appui des référents des plans régionaux de santé au travail » pour « être accompagnés dans l’identification des risques psychosociaux dans leur entreprise et dans la mise en place des mesures de prévention appropriés », indique le dossier de presse distribué à l’issue de la présentation de la feuille de route.

L’enveloppe de 12 M€ recouvre enfin l’augmentation du crédit d’impôt remplacement prévue par le projet de loi de finances (PLF 2022), pour les agriculteurs qui doivent cesser le travail en cas de maladie ou d’accident. Elle inclut aussi l’ouverture du droit à un capital décès pour les ayants droit d’exploitants à la suite d’un suicide, d’une maladie ou d’un accident de la vie privée, comme le prévoit le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS 2022). De plus, pour les familles endeuillées, la feuille de route prévoit « un accompagnement psychologique dédié […] par un travailleur social rattaché à la MSA », indique le dossier de presse.

Comités de pilotage départementaux


Le deuxième axe de la feuille de route consiste à « humaniser » les relations et échanges avec les agriculteurs en difficulté. Une demande appuyée par le député Olivier Damaisin et la sénatrice Françoise Férat dans leurs rapports respectifs. Cela commence par « remettre l’humain au centre de toutes nos politiques publiques », a déclaré Julien Denormandie. Pour cela, il promet « une nouvelle gouvernance » afin de mettre en œuvre la feuille de route nationale « au plus près du terrain ».

À cet effet, Julien Denormandie a annoncé la création d’un comité de pilotage dans chacun des 101 départementaux français d’ici fin 2022. L’objectif de ces comités de pilotage départementaux est de rassembler « l’ensemble des acteurs concernés par les différentes politiques publiques, au sens large du terme, visant à accompagner des situations de détresse agricole. […] Ils incluront à la fois les organisations professionnelles, les chambres d’agriculture, la MSA, la coopération agricole, les associations, les vétérinaires et bien sûr les élus locaux et les services de l’État », a détaillé le locataire de la Rue de Varenne.

Un coordinateur national


L’organisation des comités de pilotage départementaux sera précisée par une circulaire commune aux ministères de l’Agriculture, de la Santé et du Travail. Cependant, Julien Denormandie a encouragé « la profession agricole et à l’évidence les chambres d’agriculture » à « s’en saisir » dès à présent. « Constituez les comités territoriaux avec les préfectures, prenez les devants. C’est quelque chose que le monde agricole doit, à l’évidence, s’approprier », a-t-il déclaré.

Ces futurs comités de pilotage départementaux seront appuyés par des référents locaux issus à la fois des cellules d’accompagnement économique existantes dans les directions départementales des territoires (DDT) et des cellules d’accompagnement social hébergées par les caisses locales de MSA. Les référents auront pour mission de « maintenir un dialogue permanent et opérationnel » entre les cellules économiques et sociales et avec les services de l’État : les Agences régionales de santé via notamment les projets territoriaux de santé mentale, et les Dreets (ex-Direccte) par exemple, indique le dossier de presse. En outre, un coordinateur national sera nommé « pour garantir un égal accès au dispositif sur tout le territoire », a ajouté Olivier Véran.

Engagements des créanciers


Au-delà de cette nouvelle gouvernance, il est fondamental de « replacer l’humain au cœur des relations entre les agriculteurs et les institutionnels », a insisté Julien Denormandie. Il a salué les engagements pris par la MSA, les banques mutualistes et par la Fédération française des assurances figurant en annexe au dossier de presse. « Je sais votre implication sur le sujet et je peux vous dire à quel point j’attends beaucoup de vous. Je vous mets un défi : faire en sorte que vos agents sur [les] territoires deviennent les sentinelles du dispositif », a lancé le ministre de l’Agriculture.

Les trois institutions se sont engagées à être plus attentives aux signaux de mal-être, à renforcer la médiation et à rediriger vers les dispositifs d’accompagnement le cas échéant. La MSA a aussi promis de personnaliser davantage le traitement des dossiers ; de limiter le nombre de relances par courrier pour de faibles créances ; d’aménager la durée de l’échéancier de remboursement des dettes de cotisations sociales dans certaines situations « exceptionnelles » qui doivent être définies lors de « travaux d’approfondissement » ; et de procéder à des remises ou réductions de dette « pour les agriculteurs en situation de pré­carité qui font face à l’impossibilité de rembourser les indus de prestations réclamés », détaille le dossier de presse.

D’autre part, face à la multiplication des aléas (climatiques, sanitaires… NDLR), le gouvernement étudie la possibilité d’asseoir les cotisations sociales sur les revenus de l’année en cours au lieu de l’année précédente. Un « groupe de travail interministériel avec les organisations professionnelles agricoles » a été créé à cet effet.

Former plus de sentinelles


Le troisième et dernier grand axe de la feuille de route s’intitule « Aller vers ». L’idée est de développer et de structurer le réseau de sentinelles en recrutant davantage de volontaires familiers du milieu agricole (voisins agriculteurs, MSA, chambres d’agriculture, organisations professionnelles, coopératives, institutions financières) et de l’élargir à de nouveaux acteurs, comme La Poste et les élus locaux. Les Safer auront aussi « un rôle clé dans la détection des situations financières difficiles et pourront apporter des solutions (allègement des charges, solutions de portage…) », indique le dossier de presse.

Cependant, charge aux futurs comités de pilotage départementaux de « définir quels sont les réseaux de sentinelles les plus pertinents dans les territoires », a insisté Julien Denormandie. Pour cela, les comités s’appuieront sur « un cahier des charges de formation défini par la MSA ». Les Agences régionales de santé accompagneront la structuration de ces réseaux de sentinelles et pourront apporter des financements pour les former. Dans ce travail de détection du mal-être, le gouvernement veut notamment améliorer le repérage des signaux faibles. Y compris quand un agriculteur semble aller mieux alors qu’il a en fait décidé de passer à l’acte, a expliqué le ministre de l’Agriculture.

Culture de la santé mentale


Le ministre de la Santé souhaite développer la formation aux « premiers secours en santé mentale » dans tous les milieux professionnels et chez les jeunes, notamment dans les établissements d’enseignement agricole. « On n’a pas appris aux Français à identifier les gestes qui sauvent dans le domaine de la santé mentale. Or je peux vous dire qu’avec une formation qui peut se faire en ligne – en mooc – ou en atelier, en quelques heures vous êtes capable d’identifier dans un dialogue avec quelqu’un s’il présente des symptômes légers, modérés, ou sévères, pour pouvoir l’orienter vers un parcours de soins spécifiques ad hoc, pour lui éviter de rester seul avec sa souffrance », a expliqué Olivier Véran.

Pour aller encore plus loin dans cette démarche, le gouvernement a prévu de rénover les diplômes de l’enseignement agricole. Est prévue « la création d’un bloc de compétences "Agir collectivement dans des situations sociales et professionnelles" et la mise en place d’une semaine de stage collectif » préparant à l’immersion professionnelle, détaille le dossier de presse. Pour les professionnels, les organismes Vivea et Ocapiat sont chargés de renforcer leur offre de formations sur des risques, la santé et le bien-être au travail. De plus, pour les jeunes installés depuis moins de dix ans, la MSA va créer les ateliers collectifs d’échange et de réflexion spécifiques type « Et si on parlait du travail » (Esopt).

Un nouveau prestataire pour améliorer Agri’écoute

Le rapport de mission sur les agriculteurs en détresse, adopté le 17 mars 2021 par la commission des Affaires économiques du Sénat, pointait plusieurs failles dans le dispositif Agri’écoute. Les sénateurs recommandaient notamment de fluidifier le dispositif et de raccourcir les délais d’attente et de décrochage d’appel. Des remarques que le gouvernement et la MSA ont déjà prises en compte en changeant d’entreprise prestataire d’écoutants professionnels. « On a donné [au nouveau prestataire] de nouvelles obligations plus importantes […] : le délai d’attente doit s’élever à moins de cinq sonneries – donc 30 secondes ; l’appelant est systématiquement rappelé si l’écoutant n’a pas pu prendre la communication ; et on a un reporting quantitatif et qualitatif régulier pour pouvoir suivre l’activité et disposer d’un état des lieux de la situation au niveau régional », a expliqué le cabinet de Julien Denormandie lors d’un brief à la presse le 22 novembre. La MSA a confirmé le changement de prestataire « depuis janvier 2021 ».

Ateliers Esopt, une définition

Peu connus, les ateliers Esopt existent actuellement pour les agriculteurs de tous âges. Mais la feuille de route prévoit d’en créer spécifiquement pour les exploitants installés depuis moins de dix ans. Ces « démarches de prévention primaire des risques psychosociaux (RPS) », proposées par les services Santé et sécurité au travail (SST) de la MSA, sont centrées sur la « prise en compte du travail réel », explique la sécu agricole. Elles sont constituées « d’une réunion-débat organisée autour de la projection d’un film », détaille la MSA. Puis d’une formation intitulée “Cultiver son bien-être au travail” dont l’objectif est de « permettre aux exploitants agricoles d’analyser leur activité professionnelle, d’identifier les points forts de leur organisation, les difficultés rencontrées et leur origine, de rechercher des améliorations possibles et ainsi de prévenir les risques psycho-sociaux ». Suite à ces réunions, plusieurs formes d’accompagnement peuvent être proposées en fonction des besoins de l’exploitant, ajoute la MSA : formation, groupe de travail, étude ergonomique…

Suicide : les agriculteurs inclus dans le plan interministériel pour la santé mentale

Lors de la présentation de la feuille de route interministérielle de prévention contre le suicide et le mal-être des agriculteurs, le 23 novembre, le ministre de la santé Olivier Véran a déclaré que «les dispositions de droit commun peuvent et doivent bénéficier aux agriculteurs». Il faisait référence notamment au forfait de huit séances chez un psychologue prises en charge par l’assurance maladie obligatoire. Une mesure qui découle des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie qui ont eu lieu fin septembre, et qui a été validée depuis par le Parlement dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS 2022). Olivier Véran a rappelé qu’un numéro d’appel national gratuit pour la prévention du suicide a été lancé début octobre: le 3114. Il a précisé que son ministère travaille avec la Rue de Varenne pour «rapprocher» ce nouveau numéro d’appel et le dispositif Agri’écoute de la MSA, qui «a la particularité de parfaitement connaître le monde agricole y compris les troubles de santé mentale» courants chez les professionnels. Enfin, il a indiqué vouloir développer la formation aux «premiers secours en santé mentale» dans «tous les milieux professionnels» et chez les jeunes, notamment «dans les établissements d’enseignement agricoles».