EXCLU WEB / La fin d’un modèle ? Une agriculture sans agriculteurs ?

Christophe Soulard
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C’est le 20 octobre qu'est paru l’ouvrage des sociologues Bertrand Hervieu et François Purseigle aux Presses de Sciences Po : « Une agriculture sans agriculteurs ». Ce titre que tout un chacun peut juger provocateur retrace l’évolution du monde paysan, sa complexité, ses enjeux. Pour les auteurs, l’agriculture française entre dans une nouvelle ère.

EXCLU WEB / La fin d’un modèle ? Une agriculture sans agriculteurs ?

Il y a presque 60 ans, en 1963, Michel Debatisse, publiait la Révolution silencieuse ouvrage dans lequel il décrivait le combat des paysans pour porter la modernisation de l’agriculture française alors portée par les jeunes générations d’agriculteurs. Cette modernisation se poursuit aujourd’hui et ne manque pas de bouleverser les modèles économiques et sociaux, faisant voler en éclat le modèle d’exploitation familiale cher à l’imaginaire collectif. En trois chapitres (Une population effacée ; des entreprises éclatées ; des espaces disputés, des pouvoirs convoités), les deux sociologues, François Purseigle et Bertrand Hervieu brossent le portrait d’une agriculture française en pleine mutation aux proies aux vicissitudes de la PAC, à la valse des ministres, à la farandole des directives, lois et règlements… Le modèle d’exploitation familial aurait donc vécu… « Oui », répondent en grande partie les deux chercheurs qui prennent le pouls de nos exploitants. Ils décortiquent un à un les rouages sociaux qui commencent à fissurer l’unicité paysanne : la réduction du nombre d’exploitations, les fragilités économiques et morales, les postures parfois paralysantes quand il faut choisir, dans la transmission entre d’un côté la famille et la rente et de l’autre, la survie de l’exploitation elle-même. Celle-ci tend à se fragmenter, à prendre une forme de plus en plus sociétaire, créant ainsi de nouvelles difficultés d’ordre juridique et financier. Il en résulte un spectre très large d’exploitants : de l’exploitant familial où un seul membre exerce encore la profession à celui qui, à la tête d’une société en participations, délègue l’intégralité de la gestion des terres à des sociétés tierces. « La prédominance du modèle sociétaire en agriculture est également confirmée sur le marché foncier », soulignent les deux sociologues.

Indicible et invisible

Cependant, quel que soit son statut, l’agriculteur subit aujourd’hui autant la pression de la dérégulation de la PAC que celle des crises structurelles et de la grande distribution, sans parler des comportements schizophrènes des consommateurs qui veulent tout et son contraire. Il en ressort que l’agriculteur, malgré la puissance sociale qu’il possède encore indirectement, peine à trouver sa place dans un univers qu’il ne maîtrise plus. La France, urbaine et rurale s’est recomposée, géographiquement, démographiquement et socialement et les agriculteurs s’interrogent légitimement sur leur avenir…

Avec plus d’interrogations que de réponses et plus d’incertitudes que d’évidences, François Purseigle et Bertrand Hervieu (le second faisant du premier son digne héritier en cosignant cet ouvrage) donnent le sentiment que l’agriculture ne deviendra finalement que ce que la société et les politiques voudront bien en faire, comme si le métier d’agriculteurs échappait à ceux qui le font et le connaissent le mieux. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des six paradoxes de la profession que les auteurs pointent en fin d’ouvrage. Là réside la réelle problématique de l’agriculture, c’est-à-dire l’acceptation du changement avec les agriculteurs eux-mêmes, mais sans qu’ils perdent les valeurs fondamentales auxquelles ils restent attachés. Cette révolution silencieuse est, pour les auteurs, devenue indicible, c’est-à-dire qu’on ne peut pas exprimer. Le lecteur serait tenté d’ajouter qu’elle est, aux yeux d’un très grand nombre, devenue totalement invisible. Entre d’un côté, opposition et déni de la part des agriculteurs et certains de leurs représentants et de l’autre incompréhension et embarras chez les politiques et l’opinion publique, le chantier agricole français reste ouvert. Comme un message d’espoir, les auteurs veulent croire en une agriculture qui se réinvente. Ils ont raison. Depuis la fin de la Première guerre mondiale, les agricultrices et les agriculteurs français n’ont d’ailleurs fait que ça : s’adapter ! 

 

Une agriculture sans agriculteurs – François Purseigle et Bertrand Hervieu – Presses de Sciences Po – 224 pages – 16 €