Vins
Un marché de l’émotion

Françoise Thomas
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Dans le calendrier de ses conférences organisées régulièrement dans le cadre prestigieux de l’Hôtel Senecé, l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Mâcon a reçu Joëlle Brouard, le 20 octobre dernier, pour qu’elle intervienne sur le sujet "mutation de la consommation et du marché du vin, clés de lecture". Spécialiste de toutes ces questions marketing et économie de marché, la professeure à l’ESC Dijon Bourgogne a livré son regard d’autant plus pertinent qu’il embrasse l’ensemble de la filière vin, au niveau national et international.

Un marché de l’émotion
Joëlle Brouard a d’emblée présenté son propos comme étant « illustratif » et « pas exhaustif ».

Forcément, certains propos tenus par Joëlle Brouard ont quelque peu titillé les personnes présentes dans l’assistance. Les constats n’étant pas toujours agréables à reconnaître et les solutions et perspectives simples à envisager. Il n’empêche que la professeure de marketing à illustrer au maximum son discours comme pour mieux témoigner des évolutions déjà effectives, celles en cours et à venir.

Je t’aime moi non plus

Actuellement le marché du vin se trouve impacté par différentes contraintes : aux aléas climatiques et problématiques sanitaires touchant de plus en plus fréquemment les vignobles partout dans le monde, viennent se greffer des considérations géopolitiques entraînant taxation, surcoût, fermeture de marchés, etc.
En parallèle, il convient de constater que les vins ne sont pas tous logés à la même enseigne, c’est-à-dire à la même tendance : « il y a une forme de désamour pour certains vins, par exemple actuellement pour le bordeaux, illustre Joëlle Brouard. À côté de ça, le jura est hypertendance à New York, les vins de Savoie aussi ». Le Beaujolais, qui retrouve un regain d’intérêt sur les marchés, illustre parfaitement pour la professeure ces « appellations secouées, qui connaissent des hauts et des bas ».

Toujours est-il que « le marché français du vin se contracte », rapporte-t-elle, avec des consommateurs moins nombreux et vieillissants. « 44 % des achats sont effectués par les plus de 65 ans », et inutile d’espérer que ce ne soit qu’une question d’âge et que d’ici quelques années, les actuels 6 % de moins de 35 ans finiront par s’orienter vers le vin : ce pourcentage de jeunes aussi diminue au fil des temps et donc, en vieillissant, ils ne deviendront pas consommateurs dans les mêmes proportions que ce qui s’est fait jusqu’à présent…

Commercialisation différente

Il y a une évolution dans la consommation des vins. « Si les vins rouges représentaient encore, en 1990, 77 % des parts de marché, ils ne sont désormais qu’à 43 % », les rosés 37 % et les vins blancs 20 %.

La maîtrise de la valorisation est de même pas évidente avec « 88 % des vins et 85 % des vins AOP vendus en grande distribution », laquelle applique une autre tendance qui est « le développement des ventes en BIB ». D’où, pour une basique question de place dans les rayons, « une diminution du nombre de références… »

D’autant plus que les vins de nos terroirs doivent faire face à une concurrence de plus en plus marquée des bières certes, mais aussi de tout un ensemble de « nouveaux » produits type cocktails (en tête desquels et depuis plusieurs années maintenant, le Spritz à base de prosecco) mais aussi des boissons « élaborées à base de vin », des eaux aromatisées, etc. autant de produits qui habituent les consommateurs à des versions moins alcoolisées, à des saveurs plus sucrées ou plus amères « qui construisent de nouveaux goûts ».

Affaire de tous

Une évolution des goûts et des envies qui a forcément des incidences sur l’élaboration des vins, depuis les conduites à la vigne jusqu’à la vinification, et sur la commercialisation et les modes de diffusion.
D’un marketing jusque-là centré sur le produit, « nous en sommes à un marketing centré sur le consommateur, sur ses émotions ». Il ne faut plus chercher « à en donner plus, mais à en donner mieux ».
Une adaptation « forcée » qui devra très certainement passer notamment par une révision des cahiers des charges. Ainsi pour Joëlle Brouard, si les viticulteurs ont beaucoup à faire pour coller à ces nouveaux marchés, c’est toute la filière qui doit également les accompagner et les soutenir.

Quid de la Bourgogne ?

Sur plusieurs points, la Bourgogne « s’en sort mieux » que certains autres vignobles français, notamment sur la transmission, sur la part de vente directe (plus importante dans la région que les trois petits pourcents de moyenne ailleurs en France), sur la part de marché grandissante des vins blancs, sur le fait que ce soit des vins que l’on peut facilement servir dès l’apéritif, sur l’identité forte de la région Bourgogne, sur le volume maîtrisé de vin mis sur le marché, sur la valorisation.
Il n’empêche qu’il convient pour tout le vignoble bourguignon de ne pas s’endormir sur ces lauriers-là, compte tenu notamment de sa pratique du monocépage, de la part de vente à l’export et des prix rédhibitoires pour les jeunes de certaines appellations. Le bio s’est développé en Bourgogne comme ailleurs, mais il connaît aussi la même tendance de repli. Si le bio est « la condition d’accès à certains marchés absolument nécessaire », il n’est plus « une condition suffisante ».

« Le vin doit s’adapter »

Citant en exemple le fromage, de moins en moins servi en plateau entre le plat principal et le dessert, Joëlle Brouard souligne que ses professionnels ont su se réinventer pour proposer désormais des versions apéritives, tartinables, cuisinables. La filière viticole et ses puristes doivent ainsi se rendre compte que « mettre un glaçon dans le vin n’est plus une hérésie ! », illustre-t-elle de façon très directe.
De même, le mode d’apprentissage au vin a changé, « on assiste à la fin de la transmission générationnelle » : le prescripteur n’est plus à la verticale « à la Robert Parker », mais désormais en version horizontale, « c’est l’ami, le caviste, le bar à vin qui vous propose un vin en mode "goûte-moi ça !" ».

« L’important est d’avoir le bon argument, pour le bon client, avec le bon produit », rappelle Joëlle Brouard.