Prix plancher
Prix plancher : la loi espagnole qui inspire l'Elysée

Les manifestations de cet hiver ont conduit le gouvernement à se pencher à nouveau sur les relations commerciales dans les filières alimentaires. Objectif sans cesse renouvelé : protéger le revenu des agriculteurs, avec cette fois-ci nouvel horizon : les "prix planchers", inspirés du modèle espagnol.

Prix plancher : la loi espagnole qui inspire l'Elysée
Sans aller jusqu’à instaurer un prix minimum fixé par l’État, l’Espagne est sans doute le pays européen qui est allé le plus loin dans la transposition de la directive européenne sur les pratiques commerciales déloyales. Depuis fin 2021, les Espagnols ont interdit aux acheteurs de payer un prix inférieur aux coûts de production des agriculteurs.

L’annonce par Emmanuel Macron de l’instauration de « prix plancher » pour les produits agricoles le jour de l’ouverture du Salon de l’agriculture à Paris, le 24 février, a surpris beaucoup d’observateurs et fait couler beaucoup d’encre. Son application concrète reste encore à éclaircir, mais le concept a été acté en Conseil des ministres quatre jours plus tard : le président appelle bien à « la mise en place de prix plancher, calculés en fonction du coût de production ». Charge à une mission parlementaire d’en trouver les modalités d’application. Et au gouvernement de l’inclure dans sa nouvelle loi sur les relations commerciales d’ici l’été, la quatrième après les deux lois ÉGAlim en 2018 et 2021, puis la loi Descrozaille (dite ÉGAlim 3) en 2023.

Pour ce faire, le cabinet du chef de l’État a indiqué que le gouvernement pourrait s’inspirer de la loi espagnole sur la chaîne alimentaire (Ley de la cadena alimentaria). Adoptée en décembre 2021, elle transpose la directive européenne de 2019 sur les pratiques commerciales déloyales. Dans le prolongement d’une première loi homonyme de 2013, la loi Cadena alimentaria assure aux agriculteurs espagnols une couverture de leurs coûts de production par le prix d’achat de leurs produits. En ce sens, elle va plus loin que la législation française qui prévoit que des indicateurs de coûts de production soient simplement « pris en compte » dans la construction du prix payé aux producteurs agricoles. La loi espagnole instaure également un principe d’interdiction de « destruction de valeur » tout au long de la chaîne alimentaire. Ainsi, un distributeur ne peut pas acheter un produit, à un industriel ou à un agriculteur, à un prix inférieur aux coûts de production de son fournisseur. Il lui est également interdit de revendre à perte des produits alimentaires. Contrairement au cas français, qui connaît des exceptions (le plus souvent pour les céréales, fruits et légumes et vin), toutes les filières sont concernées par ces règles qui encadrent les relations commerciales.

Couverture des coûts de production

Concrètement, l’agriculteur et son acheteur ont l’obligation de conclure un contrat écrit, sauf si la transaction est inférieure à 1.000 euros ou si le règlement s’effectue en espèces. Le prix de vente doit y figurer sous la forme d’un prix fixe ou variable (formule de prix basée sur des indicateurs). Si le prix proposé par l’acheteur est inférieur aux coûts de production de l’agriculteur, ce dernier doit lui signaler. La négociation se poursuit, en théorie, jusqu’à un accord permettant de couvrir les coûts de production. En revanche, la loi ne prévoit pas la garantie d’une marge minimale pour le fournisseur. Les contrats sont ensuite déposés dans un registre officiel.

Si les producteurs s’estiment lésés après la signature d’un contrat, deux options s’offrent à eux. Ils peuvent, tout d’abord, poursuivre en justice leur acheteur pour exiger une compensation. Autre possibilité – et c’est une autre originalité du système espagnol –, les producteurs peuvent porter plainte anonymement auprès de l’administration. Depuis 2013, l’Espagne s’est dotée d’une agence ministérielle en charge de veiller à l’application de la loi en effectuant des contrôles sur les contrats. L’Agence d’information et de contrôle des denrées alimentaires (AICA, Agencia de información y control alimentarios) intervient après un signalement ou à l’occasion de campagnes spontanées dans un secteur particulier. En cas d’infraction, elle peut prononcer une amende. Les sanctions prévues vont de 3.000 euros à 100.000 euros en cas d’infraction grave et peuvent monter jusqu’à 1 million d’euros en cas de récidive. En 2023, environ 160 sanctions définitives ont été prononcées par l’AICA pour des irrégularités dans les contrats. Les noms des entreprises sanctionnées ont été rendus publics.

Démontrer le préjudice

Pour prouver l’infraction, le producteur peut produire ses factures auprès de l’administration ou de la justice. En effet, même si certains contrats font référence à des indicateurs, la loi garantit la couverture des coûts de production effectifs de l’agriculteur. Le coût de production est défini comme « la somme de tous les coûts que le producteur a engagés ou assumés pour développer son activité et qui sont nécessaires à la fabrication d’un produit », indique un document du ministère de l’Agriculture, de la pêche et de l’alimentation (Mapa). Il comprend notamment le coût des intrants (semences, engrais, produits phytosanitaires, carburant et énergie, alimentation des animaux, etc.), de l’entretien des machines et de la main-d’œuvre (exploitants et salariés).

Le système espagnol a cependant ses limites. « Nous partageons l’objectif qui est de donner une meilleure rémunération aux producteurs, mais la loi ne peut pas combler le manque de structuration des filières. Et, surtout, elle ne change pas le marché. Si le prix du marché est au-dessous des coûts de production de l’agriculteur, l’acheteur peut aller se fournir ailleurs », explique le directeur général des coopératives agricoles espagnoles, Gabriel Trenzado. Il souligne également l’absence d’indicateurs partagés au niveau interprofessionnel, comme ceux publiés par les filières françaises, à quelques exceptions. Afin de combler les lacunes, l’administration espagnole met à disposition « des données et des indices qui peuvent servir de référence pour le calcul des coûts de production », précise le ministère espagnol qui incite les interprofessions à se saisir du sujet.

Prix plancher : une proposition loin de faire l’unanimité

Depuis l’annonce d’Emmanuel Macron sur les « prix plancher », les réactions pleuvent dans le monde politique et agricole. Le gouvernement assure que sa proposition sera différente de celle portée jusqu’ici par les oppositions sous le même terme. Dans le monde agricole, la proposition laisse la plupart des organisations agricoles sceptiques.

Sur le fond, des précisions sont nécessaires. En attendant, les différentes prises de paroles des membres du gouvernement insistent sur un renforcement de la place des indicateurs de coûts de production dans la construction du prix. Le compte rendu du Conseil des ministres du 28 février précise qu’Emmanuel Macron appelle à « la mise en place de prix planchers, calculés en fonction du coût de production ».

Le calendrier est fixé. Cette mesure doit figurer dans un nouveau projet de loi sur les relations commerciales, annoncé quelques jours plus tôt par le gouvernement. Celui-ci doit être présenté à l’été pour une adoption d’ici la fin de l’année. Une mission parlementaire a été confiée aux députés Alexis Izard (Renaissance) et Anne-Laure Babault (Modem) pour en déterminer le contenu. Elle se terminera au mois de mai.

Du côté des syndicats, les avis divergent. « Je ne pense pas que le souhait du président, vu la politique économique qu’il a menée depuis le début, soit de soviétiser l’économie », a remarqué de son côté le président du syndicat majoritaire FNSEA, expliquant avoir « demandé quelques éclairages ». Le vocabulaire hérisse l’organisation : « Prix plancher, ça laisse entendre qu’il y a une sorte de conférence annuelle ou trimestrielle où on dirait La viande, elle vaut tant », souligne Arnaud Rousseau. « Je n’ai pas le mode d’emploi, je n’ai pas la baguette magique qui me permette de faire fonctionner des prix planchers », déclare Dominique Chargé, président de la Coopération agricole. « Pour garantir des prix planchers », il faut être en mesure de les répercuter dans le prix de vente, « ou qu’une puissance publique vous garantisse de couvrir la différence », dit-il.

Attention au « prix plafond »

Dans la filière laitière, la proposition laisse dubitatif. « On va retomber très vite sur le même problème qu’actuellement avec la loi ÉGAlim sur le choix des indicateurs », observe l’actuel président de la FNPL (éleveurs laitiers, FNSEA) et du Cniel (interprofession laitière), Thierry Roquefeuil. Et d’ajouter : « Il y a un gros risque qu’à partir du moment où l’on fixe un prix plancher, toutes les industries laitières se mettent à payer au prix du prix plancher, ce qui sera légal. Je n’ai pas du tout envie que le prix plancher soit le prix appliqué par Lactalis ! Et si on met ce prix plancher trop haut, les produits français ne seront plus compétitifs et perdront des marchés à l’international ».

ÉGAlim 4 : « élargir » au-delà de la distribution

« Il faut qu’on élargisse ÉGAlim à d’autres secteurs que la distribution », a déclaré le ministre de l’Économie Bruno Le Maire, le 26 février. « La distribution, c’est un tiers des débouchés pour la filière agricole. Si je compte bien, il reste les deux tiers ». Dans un courrier commun envoyé à la FNSEA, les principaux patrons de la grande distribution avaient appelé à étendre les obligations d’ÉGAlim « aux acteurs de la restauration, ainsi qu’aux grossistes industriels ». Le même jour, la Coopération agricole avait proposé d’étendre la non-négociabilité des prix des matières premières agricoles aux acteurs de la restauration hors domicile (grossistes, cantines publiques et privées). Le 21 février, le Premier ministre avait annoncé qu’un « nouveau projet de loi sera présenté à l’été » concernant les relations commerciales, incluant trois mesures : « la construction du prix en marche avant », « la place des indicateurs [qui] doivent être plus centraux », et « les plateformes d’achat européennes ». Bercy a été chargé de travailler sur les modalités de la mise en place des « prix plancher » d’ici l’été.