Interview de Christiane Lambert, Présidente du COPA
« A Bruxelles, on a fait changer le logiciel »
Nous sommes à quelques semaines des élections européennes qui vont se tenir, selon les pays, entre le 6 juin et le 9 juin. Dans quel état d’esprit sont les agriculteurs européens ?
Christiane Lambert : Je pense que les agriculteurs ont nourri de légitimes sentiments d’inquiétude quand ils ont vu débarquer, en mai 2020, les propositions de la Commission européenne sur le Green Deal et sa principale déclinaison agricole, Farm to Fork. En plus de nombreux autres textes impactant plus ou moins directement l’agriculture, les 27 propositions réglementaires dans l’annexe de cette communication pouvaient légitimement laisser craindre la surdose réglementaire. Nous avons dû faire face à un véritable tsunami de propositions politiques, pour certaines irréalistes, inapplicables et parfois contradictoires. La Commission voulait faire gravir 20 marches d’un coup à l’agriculture sur le plan environnemental. Ce qui était impossible, techniquement et financièrement. Nous avons alerté la Commission, en l’occurrence son vice-président d’alors, Frans Timmermans qui a fait la sourde oreille. Quatre ans après, force est de constater qu’aujourd’hui, la situation est différente.
C’est-à-dire ?
C.L. : Le Green Deal et Farm to Fork ont été pensés vers 2018, dans un environnement économique et politique encore favorable, mais avec une réelle arrière-pensée idéologique, sous la pression de certaines ONG et think-tanks bruxellois. Il n’a échappé à personne que le contexte a considérablement changé avec une succession et un empilement de crises très marquées : Covid, inflation, climat, guerre en Ukraine, tensions internationales en tous genres. Recroquevillée dans son microcosme, la Commission a poursuivi, de façon parfois doctrinaire, mécanique et descendante, l’application de ces textes en refusant même l’idée d’une étude d’impact. C’est sous la pression des agriculteurs et du Copa que nous avons fait comprendre aux institutions bruxelloises qu’il n’était pas possible de conduire un projet « coûte que coûte » quand l’actualité et le réel viennent bousculer vos premiers plans.
Les manifestations agricoles qui ont eu lieu dans la quasi-totalité des pays européens à l’automne 2023 et pendant les premiers mois de l’année 2024 ont-elles été décisives ?
C.L. : Indéniablement. La prise de conscience que l’agriculture est devenue un secteur à la fois éminemment stratégique et éminemment fragile s’est fortement renforcée. L’agenda agricole européen contraste ainsi fortement avec l’approche d’un Vladimir Poutine se servant ouvertement de l’arme agricole dans sa géopolitique et comme but de guerre. Un autre signe ne trompe pas, les simplifications pour plus de réalisme dans les conditionnalités Pac demandées par les agriculteurs européens ont avancé à un rythme inédit à Bruxelles. Les agriculteurs attendaient ce pragmatisme. Je souligne aussi le travail des députés européens qui, peut-être plus rapidement que le Conseil, ont permis d’atténuer les réglementations exigeantes de la Commission.
Pouvez-vous préciser ?
C.L. : En amont, le Copa n’a pas ménagé ses efforts et a travaillé sur de nombreux textes, en particulier sur trois d’entre eux, parmi les plus importants : le projet de règlement sur l’utilisation durable des pesticides (SUR) ; la loi « Restauration de la nature » et la directive « émissions industrielles » (IED). Nous avons fait un gros travail de conviction et d’explication sur les potentiels impacts de ces propositions. Leur vote positif a permis de rééquilibrer les objectifs globaux entre d’un côté la nécessité de préserver notre potentiel de production et donc le revenu des agriculteurs, notre souveraineté et nos exportations, et de l’autre, les intérêts écologiques à l’égard desquels les agriculteurs ne se sont jamais opposés, dès lors qu’ils sont réalisables. C’est ainsi que nous avons pu voir l’implosion du règlement pesticides (SUR), éviter les 10 % de jachères supplémentaires que la loi « Restauration de la nature » voulait nous imposer. Cette loi ne sera d’ailleurs certainement pas adoptée avant les élections. Sur la directive émissions industrielles (IED), le bilan est plus mitigé, car nous avons réussi à exclure les bovins, mais pas les porcs et les volailles. Cependant, rendez-vous est pris en 2026, pour une réévaluation.
Au sein du Copa, le consensus a-t-il été facile à établir ?
C.L. : À vrai dire, non car chaque pays se focalise sur un ou plusieurs dossiers prioritaires. Exposés aux intempéries, en particulier la sécheresse, l’Espagne et l’Italie se sont enflammées autour de la mise en œuvre de la Politique agricole commune. L’Allemagne s’est concentrée sur le gasoil non routier et les écorégimes. À ce jour, seuls 60 % des agriculteurs allemands l’ont obtenu. À titre de comparaison, 95 % des agriculteurs français y émargent. En Pologne, Roumanie, Hongrie, Bulgarie, où la situation est très critique, ce sont les exportations ukrainiennes de céréales, de sucre et de poulet qui focalisent l’attention et alimentent les protestations… Nous sommes parvenus à un consensus sur la grande majorité des sujets. C’est d’ailleurs ce qui fait la force du Copa, trouver le point de gravité agricole européen, même s’il subsiste quelques points de divergence. Je pense notamment aux Nouvelles techniques génomiques (NGT). Les dissensions de politiques internes sur ce dossier dans un ou deux pays s’invitent dans les débats européens et freinent l’avancée du dossier. D’une manière générale, à l’heure du premier bilan, le Copa n’a pas à rougir de son action. Loin de là. Je pense qu’à Bruxelles, nous avons fait changer le logiciel.
Quelles sont vos attentes pour les prochaines élections européennes ?
C.L. : Que les agriculteurs s’expriment dans les urnes ! La prochaine Commission européenne devra revoir la colonne vertébrale du Green Deal et aborder les transitions différemment. Le dialogue stratégique pour l’avenir de l’agriculture qui a été mis en place par la présidente, Ursula von der Leyen doit concrétiser le changement de logiciel. Le Copa représente les agriculteurs des 27 États-membres et nous comptons bien faire entendre leurs voix. Car ce sont eux qui finalement déclinent et appliquent les politiques publiques agricoles. Leur voix est indispensable. Le président du Conseil européen, Charles Michel, a annoncé le 9 avril que les 27 États-membres allaient placer dans l’agenda stratégique de l’UE, la sécurité et la souveraineté alimentaire au cœur de la politique agricole du bloc pour les cinq prochaines années. C’est une bonne nouvelle. Cependant, la future Commission dépendra en partie des résultats du 9 juin et des nouveaux équilibres politiques au sein du Parlement européen. À l’image de nombreux hémicycles nationaux, nous nous attendons à un Parlement plus fragmenté, avec des majorités changeantes laissant toujours plus de places à la polarisation des débats. Plus que jamais, nous avons donc besoin de députés de dossiers et pas de députés de plateaux télé. C’est l’un des messages que nous ferons passer le 18 avril, à l’occasion d’un grand oral des partis politiques européens.