Enquête bovins viande
ENQUÊTE Bovins viande : le retour des double-actifs
Présente de longue date dans certains bassins d’élevage, la double activité prend de l’ampleur en bovins allaitants ces dernières années. Au point de représenter presque la moitié des installations en statut individuel. Près de 3 700 éleveurs installés entre 2010 et 2020 exercent un emploi à côté de leur exploitation. Une pluriactivité nourrie par deux moteurs : la faible rentabilité de la production et le montant sans cesse croissant du capital nécessaire pour s’installer. Peu étudié, le phénomène regroupe des profils et des trajectoires disparates : hors cadre familial en installation progressive, fils d’éleveurs dans l’impossibilité d’agrandir la ferme familiale, passionnés d’animaux à la recherche de sécurité financière, etc.
Compenser un manque de rentabilité, s’installer progressivement ou sur des exploitations plus accessibles, concilier passion des animaux et sécurité financière… Les raisons ne manquent pas pour « cumuler » un élevage bovin allaitant et un emploi à l’extérieur. Quelles qu’en soient les motivations, la double activité « n’est pas une honte », martèle Pierre-Antoine Fabre, éleveur et négociant en bestiaux dans le Cantal. En 2017, il a créé son exploitation qui compte aujourd’hui une cinquantaine de vaches mères aubrac. Avec un système classique pour le sud du Cantal : des croisements en charolais pour une commercialisation de broutards. Comme lui, en bovins viande, presque la moitié des nouveaux installés sous statut individuel travaillent aussi à l’extérieur de leur ferme.
Entre les deux recensements agricoles de 2010 et 2020, environ 3.700 éleveurs allaitants se sont installés en pluriactivité, d’après une récente étude (Idele, MSA, ministère de l’Agriculture), sur un total de 17.000 installations (toutes formes juridiques confondues). Ce qui fait des bovins allaitants « le deuxième secteur le plus concerné par la double activité au moment de l’installation, après celui des grandes cultures ». « Les installations avec double activité sont nombreuses dans le bassin allaitant » du grand Massif central, de notre Saône-et-Loire à l’Aveyron, en passant par l’Allier et la Corrèze, précise Christophe Perrot (Idele), l’un des auteurs de l’étude. L’agroéconomiste cite aussi le piémont pyrénéen, ainsi qu’une présence « diffuse » de la pluriactivité en zone de plaine, suivant un « arc de cercle » Vendée-Nord-Lorraine.
« Clairement lié à la décapitalisation »
Si la double activité existe depuis longtemps, « elle revient depuis cinq à huit ans », note Alexandre Carcouet, commerçant en bestiaux dans le Puy-de-Dôme. Pour cet élu de la FFCB (négociants), le phénomène est « clairement lié à la décapitalisation » en cours dans la filière. « Je vois souvent des éleveurs qui me demandent si j’embauche des transporteurs ». Avec deux sources de revenu, « on atténue les secousses, on est un peu moins sous tension », confirme son collègue du Cantal Pierre-Antoine Fabre, par ailleurs président de branche Occitanie de la FFCB. Et un travail hors de l’exploitation permet de lisser les écarts sur l’année, alors que le revenu d’un élevage bovin fluctue souvent avec les saisons.
Autour de Pierrefort, où il est installé, Pierre-Antoine Fabre remarque que les double-actifs comme lui sont « surtout des hors cadre familial » (HCF). Au niveau national, ils représenteraient environ un tiers des installés double-actifs, à en croire l’étude Idele/MSA/ministère. Les HCF sont deux fois moins nombreux dans le modèle « historique » (exploitations familiales en Gaec). Devant la lourdeur des investissements pour s’installer en bovins viande, « la pluriactivité est devenue un passage obligé pour ceux qui démarrent de zéro », constate Pierre Burgan, éleveur en Haute-Garonne. « Le fait de travailler à l’extérieur rassure les banques ». Parmi les adhérents à l’organisme de sélection (OS) blonde d’Aquitaine, qu’il préside, il dénombre, "au doigt mouillé", « 5 à 10 % » de double-actifs.
Pas de profil type
« Sur le plateau de l’Aubrac, pour vivre uniquement de l’élevage, il faut 80 vaches et un peu de matériel, étaye Pierre-Antoine Fabre, double-actif comme son père. Même sans foncier, il faut investir autour de 500.000 euros ». Ironie du sort : la décapitalisation a aussi relevé le ticket d’entrée dans le métier ces derniers mois, en raison de la hausse des prix des animaux, provoquée par le manque de viande. Même constat en Haute-Garonne, avec Romain Mirouze, éleveur et technicien au Groupe gasconne des Pyrénées : « En partant de rien, c’est utopique d’aller chercher les 70 ou 80 vaches. Je n’aurai jamais les reins assez solides pour un emprunt ». Technicien en para-agricole depuis 20 ans, il a démarré un troupeau d’une dizaine de vaches, « il y a six, sept ans », après avoir acheté une maison avec 10 ha de terrain. Il s’installera officiellement d’ici la fin 2023 avec « une vingtaine de mères blondes d’Aquitaine et une dizaine de gasconnes », sur 60 ha. « Un bon compromis » lui permettant de conserver son emploi extérieur.
Hormis la forte présence de HCF, il reste difficile de définir un profil type de l’éleveur double-actif. Selon Alexandre Carcouet, « on voit tous les cas de figure ». Ici « un Gaec qui se dissout, et l’associé qui reste se retrouve avec moins de surface ». Là des éleveurs qui complètent leur revenu après « avoir réduit leur cheptel, arrêté le lait et [être] passé aux vaches allaitantes ». Ou encore, comme le note Pierre Burgan, « des jeunes qui veulent s’installer sur la ferme familiale, mais dont les parents ne sont pas encore à la retraite ». Si l’agrandissement n’est pas possible – ou pas voulu –, le futur éleveur doit « aller chercher une paye à l’extérieur », qui peut être via une entreprise de travaux agricoles. Sachant qu’« aujourd’hui, les gens préfèrent optimiser ce qu’ils ont plutôt qu’augmenter leur cheptel ». Le point commun de ces trajectoires : des exploitations de trop petite dimension pour pouvoir en vivre. « Si les gens partent travailler à l’extérieur, c’est à cause du manque de rentabilité sur la ferme », résume le président des blondes d’Aquitaine.
La double activité traditionnelle « résiste »
Autre cas de figure fréquent dans les secteurs où le prix des terres est élevé, comme l’Ille-et-Vilaine : des enfants d’éleveurs qui ont gardé la ferme familiale, trop petite pour en tirer un salaire, et ont dû compléter avec un emploi extérieur. Un schéma qui était un des moteurs de la pluriactivité « historique ». Comme le remarque Christophe Perrot, on retrouve aujourd’hui des éleveurs pluriactifs « dans des zones de double activité traditionnelle ». « Ce n’est pas du tout un phénomène récent, mais il résiste », note l’économiste de l’Idele, en particulier quand il se trouve « au contact de zones industrielles », comme le nord de la Lorraine, les alentours de Tarbes, Le Creusot, etc. Une configuration qu’on retrouve dans le Puy-de-Dôme, avec Michelin à Clermont-Ferrand ou encore le métallurgiste Aubert & Duval (cinq sites dans le département). Ou encore dans le Pays basque avec l’industrie laitière. Au pied des Pyrénées, terre d’exploitations diversifiées, la double activité est « ancrée dans les mœurs », selon Pierre Burgan.
« Les éleveurs qui travaillent à l’usine, c’est moins fréquent qu’il y a quarante ans », observe toutefois Alexandre Carcouet. Dans le Cantal, les exploitants double-actifs exercent leur deuxième métier « principalement dans l’agriculture ou l’agroalimentaire », selon Pierre-Adrien Fabre. Premier avantage : des horaires compatibles avec une deuxième activité. Comme l’illustre l’éleveur cantalou, « un chauffeur qui collecte le lait commence à 4 h du matin pour finir à 10 h, un salarié au service de remplacement travaille de 9 h à 16 h » Un rythme qui peut être « usant », reconnaît-il. Romain Mirouze, lui aussi, connaît de « grosses amplitudes horaires ». Mais cette charge de travail « reste supportable si on arrive à payer toutes les factures ». Pour lui, emploi extérieur et exploitation sont les deux faces d’une même passion pour les animaux. Au cours de ses déplacements chez les autres éleveurs pour le Groupe gasconnes, il se sent « un peu en formation tous les jours ». Entre éleveurs, conseillers ou encore négociants, « on est du même milieu, on se comprend », résume Pierre-Antoine Fabre.
Circuits courts et races rustiques
Investissements réduits, animaux rustiques, organisation pointue : par la force des choses, ce triptyque se retrouve souvent chez les éleveurs pluriactifs. Romain Mirouze a ainsi mis en place un « système peu gourmand en mécanisation », avec une forte part de prairies naturelles, pour produire des génisses « engraissées à l’herbe » et « quelques bœufs croisés pour faire rentrer de la trésorerie ». Côté pratique, « la stabu est à côté de la maison – c’était la condition fixée par ma femme ! Et tout est conçu que je puisse trier et soigner les animaux seul : sol bétonné, lumière, cornadis en nombre suffisant, pas de boue… ». De son côté, Pierre-Antoine Fabre fait vêler ses vaches au printemps et à l’automne : « Ça se passe à l’extérieur, il y a moins besoin de surveillance et les veaux ont moins de maladies ». Selon l’étude Idele/MSA/ministère, les double-actifs montrent aussi un tropisme pour les circuits courts. C’est le choix qu’a fait Pascal Berthelot, éleveur dans le Maine-et-Loire et animateur de tables rondes pour les organisations agricoles. Avec 13 vaches, il a opté pour un modèle « bio, autonome et économie », dans lequel il produit « toute l’alimentation » de son troupeau.
Dernier étage de la fusée : des animaux rustiques, comme les aubrac ou les gasconnes. Voire des races moins répandues comme l’angus ou la hereford, « la vache des double-actifs », selon Pascal Berthelot. Une vache « hyper rustique, qui mange ce qu’elle trouve et vêle facilement », résume l’ancien journaliste. « La seule chose qu’elle ne fait pas, c’est déclarer son veau à l’EDE ! » Bref, une race « bien adaptée » à la double activité, confirme le président de l’OS hereford, Pascal Bastien. Son association vise à « accompagner le plus d’éleveurs possible », mais « ne cherche pas particulièrement à mettre en avant » les double-actifs, leur préférant « les éleveurs à part entière ».
Le regard des autres éleveurs « a évolué »
Globalement, le regard des éleveurs sur leurs collègues pluriactifs a pourtant changé, y compris dans les syndicats. « Il y a eu une évolution » sur ce sujet, confie Guillaume Gauthier, éleveur en Saône-et-Loire et élu national à la FNB (producteurs de bovins viande, FNSEA). Avec le renouvellement des générations en cours, « il y a beaucoup de fermes à reprendre. Peu importe le profil des jeunes qui s’installent, du moment que leur modèle économique tient ». D’autant que, selon Christophe Perrot, de l’Idele, « la double activité peut être une étape transitoire à l’installation avant une pleine activité ». Vivre à 100 % de l’élevage, c’était ce qu’envisageait Romain Mirouze quand il a démarré son troupeau il y a plusieurs années. Aujourd’hui, il n’en est plus si sûr. Pour « le lien social, voir des gens tous les jours », mais aussi pour « ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier ».
Pascal Berthelot : un micro-élevage pour « ne pas s’endetter »
Installé en 2012 à Baugé-en-Anjou, à une quarantaine de kilomètres d’Angers, Pascal Berthelot est « encore dans la phase où [il] garde [ses] génisses » pour agrandir son cheptel. Avec 13 vaches (rouges des prés, hereford et normandes) et 34 ha, l’ancien journaliste radio a choisi un modèle très progressif basé sur l’autonomie, y compris financière. « Je ne voulais surtout pas m’endetter. Être libre et serein, c’était mon critère numéro 1 », résume celui qui a officié 16 ans chez Europe 1. « Né à la campagne, au milieu de la basse-cour », il a « toujours voulu devenir éleveur, un métier un peu magique ». Mais « sans abandonner mon autre activité » : animateur de débats lors d’événements organisés par les organisations agricoles. Un travail qui occupe « 50 à 80 % » de son temps et finance les investissements dans la ferme. Même si sa production – quasi exclusivement des veaux vendus en direct – connaît un succès commercial, l’élevage n’est pas encore rentable. « J’ai toujours voulu m’installer dans une optique économique, pour gagner de l’argent. Et je suis de plus en plus convaincu que je vais y arriver », martèle celui qui se défend de pratiquer une « agriculture du dimanche ». Onze ans après sa première vache, Pascal Berthelot a de toute façon déjà « réalisé son rêve » : « Créer ma ferme de toutes pièces ».