Tonnellerie Dargaud&Jaeglé
Le cœur à l’ouvrage

Françoise Thomas
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Depuis 100 ans, fûts de chêne de toutes contenances sortent par millier chaque année de l’entreprise Dargaud & Jaeglé basée à Romanèche-Thorins. Parfaitement située géographiquement entre le Beaujolais et le Mâconnais, cette entreprise "familiale" a su franchir les décennies dans l’histoire du vin entre périodes fastes, crises, remises en question et nouvelles opportunités.

Le cœur à l’ouvrage
Jean-Marcel Jaeglé est l’actuel président et gérant de la tonnellerie centenaire familiale. Sa femme, sa fille et son fils assurent la direction générale de l’entreprise.

Comme le bois qui est travaillé en son sein, l’entreprise Dargaud & Jaeglé plie parfois un peu, mais ne rompt pas. L’histoire de cette tonnellerie est forcément fortement liée aux aléas, aux soubresauts et aux succès que connait le vin qu’elle permet de transporter et de stocker.

Le gel d’avril, dernier épisode en date, arrive après une période déjà compliquée : « depuis deux ans, explique Jean-Marcel Jaeglé, l’actuel président de la société, les campagnes de l’hémisphère sud étaient en baisse ». En effet, les incendies qui ont ravagé la Californie et l’Australie ont eu des conséquences sur la production viticole de ces grands pays producteurs. En 2020, la crise sanitaire mondiale a eu les conséquences que l’on connait sur la consommation de vin. « Avant le gel, nous voyions le bout du tunnel pour mi-juillet, désormais c’est plus pour mi-novembre ». Car malgré tout, l’une des forces de cette entreprise familiale c’est d’avoir des clients dans le monde entier. Du vigneron local aux grands domaines français ou groupes viticoles du nouveau monde, l’entreprise écoule en temps normal entre 20.000 et 22.000 fûts de chêne.

Ainsi, « nous travaillons avec toutes les grandes régions viticoles du monde ». Une chance… qui est en fait venue d’un désamour de la part des clients français à la fin des années 1970.

Le bois : boudé ou adulé

Avant les années 1980, la clientèle est très majoritairement locale, sur le Mâconnais et le Beaujolais. « Nous faisions alors un peu de fûts d’élevage pour Moulin-à-vent et Pouilly-Fuissé, retrace le gérant, pour beaucoup de fûts de transport, plus les tonnelets destinés au beaujolais Nouveau ».

Puis tout s’écroule en 1977 : « le transport en fût est abandonné et les vignerons ne sont pas encore revenus à l’élevage sous bois ». Le salut vient alors des vins du nouveau monde… « dans leur volonté de véritablement concurrencer les vins français, raconte Jean-Marcel Jaeglé, Californiens, Australiens puis Néozélandais et Chiliens reprennent tout ce qui fait leur succès ». Ils choisissent ainsi des cépages français, embauchent des œnologues français… et s’inspirent des grands crus français pour adopter l’élevage sous bois.

« À l’époque, les consommateurs américains n’y connaissaient rien au vin, il fallait donc qu’il ait un goût tout de suite reconnaissable », ce sera donc celui du fût de chêne assimilé à la notion de qualité…

Dès les années 1980, c’est une époque de renouveau pour Dargaud & Jaeglé, « une croissance à deux chiffres pendant dix ans ». Même le gel de 1991 qui a ruiné les vendanges du Bordelais, en pleine Bourgogne en crise, n’est pas trop préjudiciable pour l’entreprise de Romanèche-Thorins, « les autres pays marchaient bien ».

Progressivement, les vignerons français reviennent aux fûts de chêne, non sans erreurs et polémiques… mais « nous avons fini par passer d’un contenant qui boisait à un contenant qui élève », constate enfin Jean-Marcel Jaeglé. Et c’est là tout l’intérêt de son métier et de l’échange avec ses clients : « un fût de chêne doit mettre en valeur un cépage, un terroir, le travail du viticulteur. Nous devons chercher l’harmonie entre le vin et le bois ».

DJE, Dargaud-Jaeglé-Évolution

Cet amour du travail bien fait a toujours été prôné par son père : « respecter la tradition, les règles fondamentales du métier, ce qui n’empêche pas les éléments modernes ».

Une modernité que Jean-Marcel Jaeglé incarne désormais avec son fils Cédric, ingénieur passé par les Arts&Métiers. Ensemble, et grâce au partenariat avec l’entreprise Monnot de Beaune, fabricant de machines pour la tonnellerie, ils ont conçu plusieurs des machines qui œuvrent dans les ateliers de production. « Nous avons déjà co-déposé plusieurs brevets, dont celui de notre DJE, la "dôleuse, jointeuse, évideuse", à commande numérique qui usine les douelles sur les quatre faces en même temps ». DJE marche aussi pour Dargaud-Jaeglé-Évolution car une autre machine est également unique au monde et les dirigeants veulent profiter de cette année du centenaire pour en présenter le brevet.

Impossible enfin, de quitter les lieux sans passer par le bâtiment entièrement consacré depuis 2015 à la construction des foudres et cuves en bois. Si les machines existaient déjà sur le marché, le process est là aussi l’œuvre des Jaeglé père et fils. Un bâtiment qu’ils ont souhaité modulable à souhait pour toujours garantir la pérennité de leur entreprise en lui permettant d’évoluer selon les demandes du marché.

Les deux Marcel

Le jeune Marcel Jaeglé, orphelin de mère, arrive comme apprenti à 13 ans, en 1931, dans l’entreprise de Marcel Dargaud. Ce tonnelier a créé son entreprise dix ans plus tôt dans ce val de Saône où il y avait beaucoup d’ateliers de tonnellerie.
Lorsque le père de Marcel Jaeglé meurt cinq ans plus tard, le couple Dargaud prend plus que jamais sous son aile le jeune orphelin. Dès lors, sans aucun lien de sang entre toutes ces personnes, ceux du cœur se sont tissés pour devenir aussi solides que le chêne qu’ils travaillent. D’une « reconnaissance inestimable » pour ce couple qui l’a recueilli et lui a offert un avenir, Marcel Jaeglé s’investit alors pleinement dans la tonnellerie. En 1968, celle-ci est rebaptisée Dargaud & Jaeglé. Les descendants Dargaud n’y sont plus dirigeants mais le nom perdure car « c’est une magnifique histoire de liens du cœur », résume Jean-Marcel Jaeglé.
L’entreprise est toujours au même endroit et continue d’utiliser la méthode des tonneliers du Mâconnais avec le bain d’eau bouillante…

Passer la crise…

Inéluctablement, la crise sanitaire, les incendies qui ont ravagé les États-Unis et l’Australie et le gel d’avril dernier ont des répercussions sur une société comme Dargaud & Jaeglé. « En 2020, nous avons connu une baisse d’activité de 20 %, et nous tablons sur -20 % à nouveau pour 2021, résume Jean-Marcel Jaeglé. Nous sommes actuellement à -40 % d’activité par rapport à un mois de mai habituel… ». Conséquence : les 25 opérateurs à la production (sur 34 salariés) sont en activité partielle de longue durée (APLD) depuis janvier, « nous avons opté pour cette solution car nous tenons à garder et à continuer de former tous nos salariés », ce que permettent les aides actuelles de l’État. Un épisode de plus dans l’histoire de Dargaud & Jaeglé.

Les trois paramètres de l’élevage sous bois

« Une chênaie se régénère naturellement », rappelle Jean-Marcel Jaeglé, l’homme n’intervient donc pas directement dans une plantation. « On commence à prélever lorsque la futaie a 120 ans, et on prélève pendant 20 ans ». Pendant ce temps, les jeunes chênes se préparent et débuteront leur croissance après la coupe définitive de la parcelle.

« Ce qui distingue les chênes d’une futaie à l’autre sont le sol, le climat et la différenciation génétique entre péninsule ibérique ou Italie-Balkans qui remonte à la dernière glaciation de Würm et la période qui a suivi de recolonisation de la France par les chênes », poursuit le dirigeant, répartie logiquement entre moitié ouest du pays pour la première, ou moitié est pour la seconde.

Les chênes poussant au Centre ou en Île-de-France bénéficient plutôt d’un climat océanique, quand ceux de l’est grandissent sous un climat continental.

Le sol, « comme pour la vigne », influence également le chêne, selon s’il s’agit d’argilo-calcaire, de sable, de granit, etc.

« Un vigneron est un créateur qui recherche les ingrédients pour faire le vin qu’il aime, précise Jean-Marcel Jaeglé. Ainsi les années chaudes, il pourrait plus rechercher de la fraicheur pour faire un vin plus tendre avec un chêne venant de l’Est. Les fûts issus des chênes du Centre permettent eux d’obtenir des vins plus complexes ».