Jeunes bovins
Concurrence et engraissement : les propositions du Sénat

Cédric MICHELIN
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Engraisser les jeunes bovins et autoriser les organisations de producteurs à « aller jusqu’à la fixation des prix » : ce sont les propositions phares d’un rapport présenté le 24 septembre par le président de la commission des Affaires européennes du Sénat, Jean Bizet.

Concurrence et engraissement : les propositions du Sénat

Dans un rapport d’information présenté le 24 septembre, le président de la commission des Affaires européennes du Sénat, Jean Bizet, propose de réorienter en partie la production de broutards destinés à l’exportation vers l’engraissement pour le marché français. « Au lieu de vendre nos broutards à l’Italie ou à l’Espagne, on pourrait engraisser les animaux jusqu’à seize ou dix-huit mois » comme le fait déjà une filière contractualisée avec Carrefour, suggère l’élu de la Manche.

D’après lui, la viande issue de jeunes bovins engraissés à l’herbe « tend vers ce que souhaite le consommateur » (qualité de la viande, bien-être animal), tout en s’inscrivant dans l’orientation du Green Deal européen (réduction des émissions de gaz à effet de serre). Elle permettrait aussi de remédier au « décalage persistant entre l’offre et la demande de viande bovine en France », entre d’un côté « des animaux trop lourds et insuffisamment valorisables » et, de l’autre, des consommateurs qui recherchent plus de tendreté, de persillé, et privilégient la viande hachée. Pour y parvenir, Jean Bizet propose de « conditionner la perception de la totalité de l’aide aux bovins allaitants à l’abattage des animaux à l’âge de seize mois ».

Redonner du pouvoir aux éleveurs

Par ailleurs, dans son rapport qui vise à « redonner aux agriculteurs un pouvoir de marché », le sénateur propose d’autoriser « la fixation de prix communs de cession » par les organisations de producteurs pour toutes les filières. « Il ne serait pas dramatique que, dans le droit de la concurrence, on puisse avoir une entente sur les prix agricoles, sans aller jusqu’à la position dominante », a-t-il estimé. L’élu de la Manche souhaite restaurer au niveau européen la primauté de la politique agricole sur le droit de la concurrence, en s’inspirant du Capper Volstead Act (lire encadré) américain de 1922. Un combat qui n’est pas nouveau, admet bien volontiers Jean Bizet, qui a « fait trois rapports depuis 2012 ».

D’après le sénateur, la réglementation européenne prévoit déjà, avec l’article 222 du règlement OCM, de « permettre des ententes en période de crise, comme cela a été le cas à la fin de la crise du lait » de 2015. Tout en reconnaissant que ce sujet de la concurrence reste « un problème franco-français ». « N’attendons pas des autres États membres le moindre coup de main ». Son argument phare : assouplir le droit de la concurrence permettrait aux pouvoirs publics de « mettre moins d’argent sur la table pour assurer le revenu des agriculteurs ». Ce qui pourrait, espère-t-il, « séduire les pays d’Europe du Nord, qui sont de plus en plus frileux à ouvrir des lignes budgétaires ».

Provoquer un électrochoc !

Souhaitant « créer un électrochoc », Jean Bizet demande aussi aux producteurs de s’adapter aux attentes des consommateurs. Et de mettre les pieds dans le plat de produire des animaux moins lourds... Invitant les éleveurs « à sortir par le haut », il leur demande de réduire « le décalage persistant entre l’offre et la demande de bœuf sur le marché français ». Autrement dit, la France produit des « animaux trop lourds et insuffisamment valorisables, tandis que les consommateurs français privilégient massivement des produits aussi simples que le steak haché ». Le sénateur de la Manche souhaite que les pouvoirs publics amènent « nos producteurs de viande bovine à privilégier des animaux moins lourds et plus jeunes, pour proposer une viande plus tendre et goûteuse ». C’est pourquoi il propose que le versement de l’aide aux bovins allaitants (ABA) « ne soit pas intégral si l’âge des animaux abattus dépasse 16/18 mois ». La baisse du poids de carcasse aurait également l’avantage de réduire l’empreinte carbone des élevages et donc de respecter le Green Deal ainsi que de répondre aux attentes sociétales.

« Psychodrame joué par la filière »

Avec un rare franc-parler, Jean Bizet s’est interrogé ouvertement sur la nécessité de « revisiter la machine à classer », dénonce aussi « l’attentisme de l’interprofession », « le statu quo du modèle économique des principaux industriels et distributeurs », égratignant au passage le groupe Bigard « qui se complait dans son modèle économique au détriment des éleveurs ». Fustigeant « l’absence de stratégie de développement pérenne à l’exportation », il s’inquiète du « psychodrame joué par la filière » ainsi que de « la tendance naturelle à l’individualisme de nombreux éleveurs ». À travers ce rapport, Jean Bizet, dont le mandat prendra fin en 2023, n'hésite pas à se mettre une partie de la profession agricole à dos.

Le Capper-Volstead Act

Jean Bizet en veut toujours à la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne qui a dévoyé à la fois l’esprit et la loi du Traité de Rome de 1957 et renversé, en 1962, le rapport de supériorité entre la Pac et la concurrence, donnant la primauté à la seconde face à la première. C’est d’ailleurs là le fil rouge de son rapport qui tacle « la vision dogmatique de Bruxelles » sur ce dossier. Pour lui, ce « coup de force » exercé il y a bientôt 60 ans est l’une des causes principales de l’état de la filière viande bovine en France. Le sénateur le reconnaît lui-même : « il sera compliqué de convaincre les autorités européennes de revenir au statu quo ante », même si Bruxelles a fait une exception en 2016 au moment de la crise du lait. En fait, l’idéal serait de s’inspirer d’une loi américaine : le Capper-Volstead Act qui autorise la fixation de prix communs de cession, ce qui n’est pas possible actuellement, au nom des règles de libre concurrence au sein de l’Union européenne. En remettant la primauté sur l’agriculture et en s’inspirant du Capper-Volstead Act, « on n’aurait pas besoin de se battre, cadre financier pluriannuel après cadre financier pluriannuel, pour une ligne budgétaire Pac, d’autant que les fonds publics vont aller en diminuant », a rappelé le sénateur.

En effet, le Capper-Volstead Act est la loi sur les associations coopératives de commercialisation. Adoptée par le Congrès américain le 18 février 1922, elle accordait aux "associations" de personnes produisant des produits agricoles certaines exemptions aux lois antitrust. Le sénateur Arthur Capper (1865-1951) et le député Andrew Volstead (1860-1947), tous deux du Kansas, en sont à l’origine. Après la Première guerre mondiale qu’avait suivi une forte chute des prix agricoles, les organisations agricoles américaines ont réussi à obtenir la création d'un bloc agricole au Congrès américain qui puisse leur permettre de s’associer et de définir eux-mêmes un prix « minimum ». Et ce alors même que la loi antitrust l’interdisait, au nom de la liberté de commerce. Au pays du libéralisme, il est toujours curieux de voir que les Européens sont en fait (beaucoup ; trop) plus sur du libéralisme économique à tout vent !