Sommet de l’élevage
Face à la décapitalisation, quels arbitrages pour les éleveurs ?

Berty Robert
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Le salon auvergnat, qui a accueilli plus de 100.000 visiteurs, aura répondu aux attentes par sa richesse et son professionnalisme. Il servait aussi de cadre à plusieurs conférences thématiques dont une portant sur la décapitalisation et ses conséquences sur le commerce extérieur. Avec de nombreux intervenants de Saône-et-Loire et Bourgogne.

Face à la décapitalisation, quels arbitrages pour les éleveurs ?
La table-ronde sur les risques que la décapitalisation fait courir aux marchés en général, et en particulier à ceux de l'export, a été extrêmement suivie.

La baisse du cheptel allaitant, constatée en France depuis plusieurs années, est-elle porteuse d’une menace lourde pour les marchés extérieurs de la viande française ? Avec moins de bêtes disponibles, les acteurs français vont-ils devoir arbitrer entre le marché intérieur ou des marchés fortement clients tels que l’Italie ou l’Espagne ? La question était au cœur d’une table-ronde organisée le 6 octobre dans le cadre du Sommet de l’Élevage, à Cournon-d’Auvergne, près de Clermont-Ferrand. Face à un public très nombreux, preuve de l’intérêt pour le sujet, une brochette d’intervenants était venue livrer différents points de vue sur la problématique, sous la houlette d’Emmanuel Bernard, éleveur de bovins allaitant dans la Nièvre, mais ici présent en tant que président d’Interbev Bovins. Au cœur de la discussion, émergeait notamment ce qui fera que les producteurs français arbitreront à l’avenir pour gérer une certaine pénurie.

Le pouvoir au contrat ou au marché ?

Pour Philippe Dumas, éleveur coopérateur, l’important, c’est le marché, « mais celui-ci ne se décrète pas : il se construit. Avec ÉGAlim 2, on passe d’une économie où le marché fait le prix à une économie où tout est contractualisé. À mon avis, le bon positionnement est quelque part entre les deux. On peut prendre exemple sur les céréaliers qui ne contractualisent qu’une partie de leur production. Je suis sceptique sur le tout contractualisé » en viande, mais « si le producteur a une vision claire, ça peut fonctionner ». Dominique Guineheux, président du club Viande bovine Europe estimait pour sa part « qu’on a un produit qui convient bien aux marchés extérieurs : il serait dommage de s’en priver ! » Pour aller dans son sens, Franco Martini, président d’Asprocarne, une organisation de producteurs italiens, soulignait qu’avec la future Pac, la prime pour les veaux engraissés en France faisait courir un risque de manque d’approvisionnement pour la filière d’engraissement italienne : « Nous devons être unis, on ne peut pas continuer à acheter du broutard et, en parallèle, avoir une concurrence déloyale. On doit travailler en synergie avec les Français, sinon, notre secteur va souffrir ». En retour, le représentant italien s’est vu opposer un argument de poids : est-il prêt à payer plus cher pour sécuriser ses approvisionnements ? Sans doute… à condition qu’en bout de chaîne, le consommateur final accepte lui aussi de payer plus cher sa viande. La période inflationniste actuelle ne laisse pas beaucoup de place à l’optimisme en la matière…

« Ne pas administrer les prix bas ! »

Aux yeux de l’Espagnol Javier Lopez, directeur de Provacuno, organisation interprofessionnelle bovine, cette crainte d’un manque de bovins français existe aussi, mais il tentait de se rassurer en rappelant que « l’export des veaux ou des broutards ne dépend pas d’une volonté politique, mais du marché ». Le marché, on y revient toujours et comme en écho à Philippe Dumas rappelant qu’un marché se construit, Javier Lopez constatait que les achats de broutards baissent en Espagne, contrairement à ceux de veaux laitiers. Il semble bien que l’Espagne se spécialise progressivement dans l’engraissement de ce type d’animal. Pour Michel Fénéon, président de la commission Import-Export de la Fédération française des commerçants en bestiaux (FFCB), « on ne va pas pouvoir faire de l’engraissement qu’en France. Tout le monde manque de marchandise, donc les prix vont se maintenir mais il faudra bien, au final, vendre la viande plus cher. Un équilibre va se faire entre la France, l’Italie et l’Espagne… ».

« La question du prix à la consommation est extrêmement importante, soulignait Guillaume Gauthier, secrétaire général adjoint de la Fédération nationale bovine (FNB) et éleveur en Saône-et-Loire. Et rien ne prouve que, même si les prix augmentent, les consommateurs ne suivront pas ! Nous devons prendre garde à ne pas administrer les prix bas ». Une chose est sûre pour Philippe Dumas : « la décapitalisation marque le fait qu’on a atteint la limite des prix bas, et la viande se consomme différemment : la question est donc de savoir comment la filière va pouvoir répondre à cela ». Cette quête de rentabilité, Dominique Guineheux la croit possible avec la contractualisation, « mais il faut prendre en compte la question de l’équilibre matière. Aujourd’hui, le haché pèse pour plus de 55 % de la consommation ».

Enrayer la fatalité

En conclusion de cette table-ronde, Emmanuel Bernard considérait qu’il est nécessaire aujourd’hui d’enrayer ce qui apparaît comme une fatalité. « Cela doit passer par des actions rapides, concrètes, car l’excellence de la production n’est pas mise en doute, mais les éleveurs réclament de la visibilité. Si le mot « contrat » donne des boutons à certains, eh bien, libre à eux de proposer mieux !… Le contrat est une relation, il est porteur d’un projet. Chaque éleveur doit arbitrer ses choix en conscience, en fonction de ce qu’on lui propose… ». Le tout libéral n’ayant mené au final qu’à une crise sans fin ou plutôt à cette large décapitalisation et réduction de la valeur patrimoniale des bâtiments d’exploitation…

Une décapitalisation inarrêtable ?

C’est sans aucun doute l’une des conférences organisées au Sommet de l’Élevage qui a attiré le plus de monde. Au cœur du bassin allaitant, le public d’éleveurs était avide de découvrir les dernières données chiffrées concernant la décapitalisation des cheptels. 

La réduction du cheptel bovin, « ce phénomène débuté il y a quelques années semble ne pas s’arrêter, en raison des aléas climatiques et des hausses des coûts de production provoquées par la guerre en Ukraine », a déclaré Emmanuel Bernard, éleveur et président de la section bovine d’Interbev. Dans ces conditions, la France, leader européen en élevage, pourra-t-elle continuer d’exporter des jeunes bovins vers nos marchés historiques que sont l’Italie et l’Espagne ? Les chiffres présentés par Eva Groshens, de l’Institut de l’élevage (Idele) sont éloquents. En une année, le cheptel allaitant a diminué de 3,1 % et le troupeau laitier, de 1,8 %. Au cours des six dernières années, le troupeau allaitant a perdu 457.000 vaches, soit 11,4 % de son effectif de 2016. Le troupeau laitier a, pour sa part, diminué de 284.000 têtes, soit 9,6 %.

Arbitrages à venir

Cette contraction du cheptel s’explique principalement par les départs en retraite et les arrêts d’exploitation. Mais les éleveurs qui restent en activité ont tendance aussi à réduire leurs troupeaux pour économiser des charges. En revanche, les quelques jeunes qui s’installent apportent toujours autant de vaches que par le passé. Si l’on tient compte de la démographie des éleveurs, et si l’on poursuit les courbes, l’Idele estime que le cheptel allaitant pourrait perdre encore 483.000 vaches d’ici 2030, et le troupeau laitier 377.000.

Faut-il soutenir l’engraissement en France, aux dépens de l’export, et pour sécuriser leurs approvisionnements, les entreprises vont-elles développer la contractualisation ?

Là aussi, les dernières données fournies par l’Idele sont intéressantes. L’Italie nous achète 970.000 bovins vifs chaque année, quand l’Espagne en importe 463.000. 45 % des veaux nés d’une mère allaitante sont exportés, dont 2/3 de mâles et 1/3 de femelles. Si les exportations de broutards ont baissé de 10 % depuis le début de l’année, le marché italien reste dynamique, quand celui de l’Espagne est en repli de 38 %. En revanche, les exportations de veaux laitiers progressent en Espagne. À échéance 2030, si on conserve la même proportion entre export et engraissement en France, les exportations de broutards diminueront de 125.000 têtes. Si l’on maintient au niveau actuel l’engraissement en France, c’est 219.000 broutards qui feront défaut pour l’export.

Franco Martini, représentant de l’interprofession bovine italienne se déclare très préoccupé. « Si cela continue les ateliers d’engraissement vont manquer de broutards, il faut établir une stratégie commune franco-italienne pour sécuriser l’approvisionnement », annonce-t-il, preuve de la fébrilité des engraisseurs étrangers. En France, certaines unités de découpe ne travaillent déjà plus que quatre jours au lieu de cinq, faute d’animaux. « Les abattages ont chuté de 3,5 %, sur 60.000 bêtes par semaine, il y en a 2.000 en moins », note Dominique Guineheux.

Javier Lopez, directeur de l’interprofession de la viande espagnole, constate que les prix à la production ont augmenté de 30 %, « le risque c’est que le consommateur européen se détourne de la viande européenne au profit de celle des pays tiers ». Cette concurrence entre marchés à l’export et engraissement en France va participer à l’augmentation du prix de la viande. Toute la difficulté est de faire accepter cette hausse au consommateur final. Or, 20 centimes d’euros par personne et par jour peuvent apporter 1 euro du kg en plus à l’éleveur. En conclusion, Emmanuel Bernard rappelle que la filière viande emploie 500.000 personnes en France, plus que le secteur automobile et qu’il faut des actions rapides pour enrayer cette fatalité. « Chaque éleveur, en conscience, va faire ses choix », conclut-il.