Interview Jean Viard
Jean Viard : « La seule façon de se faire entendre passe par la manifestation »

Directeur de recherche CNRS à Sciences Po Paris, sociologue et auteur de L'Archipel paysan, la fin de la république agricole, Jean Viard décrypte le mouvement qui a agité le monde agricole ces dernières semaines.

Jean Viard : « La seule façon de se faire entendre passe par la manifestation »
Jean Viard. ©Hélène Degans

Cette mobilisation nationale peut-elle être qualifiée d’inédite ?

Jean Viard : « Je ne la trouve pas extrêmement inédite, puisque des grandes jacqueries paysannes ont déjà existé auparavant. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les paysans sont peu nombreux, ils ne possèdent donc plus beaucoup de poids politique et ceux qui pensent l’agriculture ne sont pas agriculteurs. Dès lors, la seule façon de se faire entendre passe par la manifestation. »

Selon vous, quelles problématiques liées au secteur agricole doivent être au cœur des inquiétudes du gouvernement ?

J. V. : « L’élément le plus urgent est d’avoir les mêmes normes dans toute l’Europe. Il faudrait une nouvelle politique agricole commune (PAC) agroécologique. Dire aux paysans que leur métier est un métier d’avenir est tout à fait vrai, puisque nous vivons une révolution industrielle du vivant. Dorénavant, le vivant est utilisé pour régénérer la planète et est placé au centre afin de capter du carbone. C’est une nouvelle révolution. Mais pour l’instant, personne ne la porte. Les agriculteurs sont pourtant ceux qui connaissent le mieux le travail avec la nature et le vivant. Je suis persuadé qu’il faudrait une France avec 600 000 exploitations répondant à des normes européennes standardisées et à des objectifs de marge, et non de chiffre d’affaires. Dans un second temps, il serait nécessaire de diminuer le nombre de fonctionnaires liés au secteur agricole, puisque beaucoup de décisions se jouent à Bruxelles, et de les transférer plutôt dans l’Éducation nationale, qui manque d’enseignants. Enfin, l’État français veut imposer des normes plus vite que l’Union européenne, afin de montrer qu’il est plus écolo que les autres… Ce qui revient à tuer les fermes françaises pour faire de l’affichage. Il faut se battre pour un libre-échange écologique en refusant d’importer une vache brésilienne bourrée d’antibiotiques et trois plus impactante en pollution qu’une vache française. »

In fine, ces manifestations ont-elles réellement profité aux agriculteurs ?

J. V : « Oui, puisque des taxes vont être supprimées et que le respect de la loi Égalim va être davantage contrôlé. Mais cela ne changera pas tout. Le monde agricole doit davantage s’organiser, sous la forme de magasins de producteurs notamment. Prenez le cas des AOP beaufort ou encore comté : les producteurs intègrent leurs coûts, négocient et gèrent la marque en commun. La logique est la même pour le cognac. Si le marché public était entièrement acheté auprès de coopératives, cela changerait beaucoup de choses. Des modèles de fermes qui servent exclusivement à nourrir les collèges d’une collectivité existent déjà. Les enfants s’y rendent également afin de comprendre la saisonnalité des produits et sont au contact des agriculteurs. L’État pourrait déjà se fixer un objectif 30 000 fermes sous contrat avec une collectivité locale. »

Les réponses apportées ont-elles été à la hauteur des attentes ?

J. V. : « L’incendie a été éteint, mais d’autres questions subsistent, comme celle de la succession. La France est composée de 480 000 fermes qui valent de plus en plus cher. Leurs propriétaires passent leur vie à la rembourser, puis les enfants ne peuvent plus en hériter puisque les parts à racheter à ses frères et sœurs sont trop importantes. Enfin, il ne faut pas oublier que notre société est celle du temps libre. Or, 80 % des femmes d’agriculteurs ne sont pas agricultrices. Elles ont un tout autre travail et elles n’ont pas épousé un agriculteur pour hériter d’un champ ou se lever à 2 heures du matin pour faire vêler une vache. Les professionnels les plus sujets au suicide sont donc les éleveurs célibataires. C’est la filière qui a le plus besoin de transformation. »

L’agriculture est-elle devenue un domaine d’activité de plus en plus incertain ?

J. V. : « L’agriculture est, par définition, un métier d’incertitudes : les professionnels ne connaissent jamais à l’avance la météo, les maladies et les comportements des marchés. Ces incertitudes sont renforcées par le réchauffement climatique. L’originalité de la France, c’est d’avoir mis le projet agricole au centre du collectif à partir de la Révolution, en privilégiant les petites exploitations propriétaires, plutôt que l’agrandissement des bailleurs. Après la Commune de Paris (1870-1871, NDLR), il a été demandé aux paysans d’être des chefs de famille républicains, tandis que le pays se nourrissait grâce à ses colonies. L’objectif était que chacun ait assez d’enfants pour qu’ils se marient entre voisins et échangent leurs terres. Une fois le régime des colonies terminé, le général de Gaulle a fait le choix de garder 500 000 fermes sur les 3 millions déjà existantes. Les mots d’ordre étaient alors de nourrir la France, d’agrandir les exploitations et de former les jeunes pour qu’ils gagnent de l’argent. Les maisons ont été coupées en deux, afin d’accueillir un logement pour les parents et l’autre pour le jeune couple successeur. Faire de la modernité familiale un outil social a très bien fonctionné, puisque la France est devenue indépendante sur le plan alimentaire. Mais ce modèle a évolué sur plusieurs aspects, dont le rapport à la chimie. Dans les années 1960, un agriculteur ne savait pas que ces produits étaient dangereux. Dorénavant, nous réduisons ces intrants agricoles, tout en étant dans la mondialisation. »

Propos recueillis par Léa Rochon