Matières premières
Pénuries, hausses, cartels… le monde se fragmente, les entreprises se replient

Cédric Michelin
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Le 29 novembre à Beaune, l’école supérieure de commerce de Dijon - nommée BSB – a mis la barre très haut pour son cinquième Wine Business (lire aussi en page HH). L’événement s’intéressait à la question que tout le monde se pose à l’heure actuelle : « L’approvisionnement en matières premières : Quelles perspectives ? » Les hausses actuelles ne sont pas la seule menace…

Pénuries, hausses, cartels… le monde se fragmente, les entreprises se replient
Comme les terroirs viticoles de Bourgogne, les forêts ont aussi des terroirs.

Pour tenter de répondre à cette délicate question, rien de moins que Tania Sollogoub, la responsable des études économiques des pays émergents à la direction du Crédit Agricole. Celle qui est également enseignante à Science Po Paris parlait librement mais avec solennité voyant la situation mondiale se diriger vers un « rééquilibrage des puissances », pouvant aboutir « sérieusement » sur un « conflit mondial selon les militaires ». La guerre est réelle et s’étend au champ informationnel, « avec des biais d’opinion très forts » entre pays et blocs de pays.
La fin d’un « grand cycle générationnel » pour tenter d’obtenir une hégémonie mondiale. Ce conflit s’étale sur quatre générations en général. Prenant l’exemple du dernier grand cycle selon elle, à la fin de la seconde guerre mondiale, le « leader » – les États-Unis d’Amérique - est « légitime » et capable d’assurer la paix car « en capacité d’apporter ce que les gens attendent ». Mais deux générations après, sa « popularité » s’estompe et devient « moins forte ». À la quatrième génération, une nouvelle « concurrence » arrive avec son lot de « fragmentation politique à tous les niveaux ».
Trois options se présentent alors sur la scène internationale : soit un deuxième « cycle unipolaire », soit un nouveau monde « de blocs », soit enfin un monde « multipolaires avec îlots ». Le tout de façon chaotique ou ordonné. « Pour l’instant, on se dirige vers du chaotique multipolaire, c’est important pour le commerce et la réorientation des flux d’investissement », revenait-elle au thème de la table ronde.

Un monde économique de cartels

Pourquoi chaotique et multipolaire ? À l’image de chacun des pays Européens individuellement, « les puissances intermédiaires essayent alors d’en profiter pour accumuler puissance et autonomie, de faire cavalier seul et se livrent à une guerre des ressources ». Si l’Europe avait le charbon pour sa révolution industrielle, si le pétrole l’avait ensuite supplanté, demain, les métaux dits rares (en proportion dans le sol) seront les futurs « goulot d’étranglement » des chaînes de productions mondialisées. Et de nouveaux pays comptent bien en profiter ou mettre la main dessus. Tania Sollogoub prédit déjà l’apparition de « cartels et d’"Opep" des minéraux » pour capter l’essentiel des chaînes de valeur. Le Congo produisant par exemple 75 % du cobalt extrait dans le monde, servant à la fabrication des batteries lithium-ion, prenait-elle en exemple pour souligner la vulnérabilité des constructeurs de véhicules.

Dix ans de confrontations à venir

« Les confrontations se passeront dans le monde dans les dix prochaines années. Plus aucune grande puissance ne peut contrôler l’autre. Donc, elles doivent contrôler les flux et goulots d’étranglements physiques, comme le détroit de Malacta pour contrôler la Chine », analyse-t-elle, résumé par l’expression de « guerres des verrous ». La géopolitique d’influence (ou soft power) n’est pas finie, bien au contraire, avec des « têtes de pont », comme en Europe où la Chine a investi « la Serbie avec Huawei », multinationale des télécommunications bannie des États-Unis. Ces derniers ont rajouté « explicitement vouloir garder deux générations d’avance sur les semi-conducteurs pour étrangler technologiquement la croissance chinoise ».
La Russie dans ce nouvel ordre mondial ? « C’est une puissance révisionniste, rien ne peut rassurer ses dirigeants et ils seront jusqu’au-boutistes », avec à son encontre une multiplication des sanctions « même sur des produits secondaires et des pays de second rang ».

Une Europe sans confiance

Et l’Europe ? Selon Tania Sollogoub, elle va revenir à la « mondialisation entre amis », avec le bloc américain donc, et ne fera du commerce avec les autres pays « seulement si elle a des avantages comparatifs et n’a pas de dépendance ». Sauf que l’Europe reste « très hétérogène » sur ces deux notions : santé publique, climat, social, droits de l’homme… mais également dépendance au gaz… avec des peuples qui comme en « France, ont moins confiance dans les institutions Européennes ». Le scandale du Qatargate de cette semaine ne va pas améliorer la volonté d’avoir « plus d’Europe »… Pas mieux aux États-Unis à la société « malade, polarisée et en colère », comme l’Europe.


Vérifiez vos risques "partenaires"

Enfin, le reste du monde, « non aligné », tels les Brics (Brésil, Inde, Afrique du Sud, Chine) ont « augmenté leurs exportations vers la Russie ». Les « grands gagnants » avec la hausse des cours des barils de pétrole restent les « pays du Golfe » persique.
Le mirage de la mondialisation heureuse, qui n’apparaissait comme tel qu’en Occident, fini donc de se dissiper et la guerre en Ukraine « nous pose la question de la résilience ». Tania Sollogoub n’avait donc qu’un conseil final : « sur toutes vos activités, vérifiez vos partenaires régulièrement s’ils ont un risque géopolitique (secteurs éco, géographie, monnaie…) ». De quoi, plaider pour plus de souveraineté locale.

Ce que nous apprennent les forêts de l’ONF

Les étudiants de la BSB Junior Consulting ont surpris en invitant deux salariés de l’Office national des Forêts (ONF) pour compléter la table ronde sur cette question des perspectives des matières premières. Et en même temps, qui de plus légitimes pour parler de vision sur le long terme que des forestiers gérants les forêts domaniales de l’État et des communes.
Jimmy Equenot et Régis Anglaret, sont chargés des ventes de bois, du mécénat et de l’accueil du public à l’ONF. Même s’il n’est pas exempt de reproches ou d’erreurs possibles, l’ONF reste une référence en matière de « gestion durable ». Depuis Colbert, des forêts françaises figurent parmi les « fleurons » mondiaux pour leurs chênes issus de hautes futaies, fournissant les tonnelleries. En effet, le chêne est l’essence feuillue majoritaire en France (2 millions de m3), « de qualité variable » certes mais avec « environ 300.000 m3 à destination des barriques ». Ces derniers constituent même les « 15 % de chênes parmi les plus chers », source derrière de revenus de l’ONF, des communes, des propriétaires… Il faut un cycle de renouvellement de 200 ans et plus pour obtenir « l’optimum » de ces chênes. La Bourgogne Franche-Comté pèse pour 10 % de la récolte nationale de ce « gisement pour la merranderie ».

Épée de Damoclès climatique

Le changement climatique pose néanmoins questions. « On voit l’effet cumulatif des sécheresses et canicules », notamment avec un dépérissement des arbres s’accélérant. L’ONF estime même qu’en 2042, dans 20 ans, « les conditions climatiques seront très difficiles pour que certains arbres puissent continuer à produire. Il y a urgence à les exploiter ».
Pour autant, tout n’est pas perdu. « On a la chance d’avoir des forêts très diversifiées génétiquement ». L’ONF revoit donc ces modèles (climatique, de résistance de chaque espèce…) pour obtenir une carte « robuste » de répartition des espèces végétales et ainsi « anticiper les documents d’aménagement » et les stocks de graines du Sud de la France (Provence…) « sans s’interdire une diversité de provenance, avec des chênes sessiles du Tronçais dans l’Allier ». Et toujours en travaillant à différentes échelles de temps, en faisant un inventaire précis (avec des lidars notamment) des forêts pour connaître les disponibilités en volume… bien que le changement climatique soit un « phénomène continu donc on fonctionne dans le brouillard », reconnaissaient-ils leurs limites. Néanmoins, ces futures forêts « mosaïques » devraient être ainsi plus « résistantes ».
De quoi éviter des tensions dans la filière vins à l’avenir ? « Dans 100 ans, aimera-t-on les vins aux goûts boisés complexes ? Et si oui avec des fûts de chêne ou des produits œnologiques ? Tout évolue et l’adaptation se fait parfois à marche forcée au fil du temps », restait philosophe et optimiste Régis Anglaret.
De plus en plus la filière bois, pas que chêne pédonculé/sessile, est « mondialisée depuis une vingtaine d’années » avec la mise en place de « labels pour faire un peu de protectionnisme des transformateurs Français et Européens en développant en parallèle une contractualisation sur tous les produits », sauf merrains sur adjudications plutôt. En Bourgogne Franche-Comté, la contractualisation est pour le reste « historique et bien avancée » et compte 177 clients pour 750.000 m3 de bois, et « donne une vraie vision de filière, y compris pour les communes », répondant ainsi déjà aux objectifs des Assises de la forêt. La Bourgogne Franche-Comté peut donc se targuer d’avoir de « vraies cultures » viticole et forestière locales.