Guerre en Ukraine
Des conséquences en cascade

Sébastien Closa
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Philippe Dubief, vice-président de l’AGPB (Association générale des producteurs de blé) et Patrice Auguste, responsable des relations terrains de l’AGPB ont répondu à l’invitation de la FDSEA du Jura pour participer à une réunion d’information sur les effets de la guerre en Ukraine pour l’agriculture mondiale, française et jurassienne, le 28 avril à Mont-sous-Vaudrey. Hausse des prix, hausse des charges, pénuries alimentaires, risque de dumping russe : les conséquences sont nombreuses.

Des conséquences en cascade
(de gauche à droite) Patrice Auguste, responsable des relations terrains de l’AGPB, Philippe Dubief, vice-président de l’AGPB et Christophe Buchet, président de la FDSEA du Jura

Depuis le 24 février, date du début de l’invasion russe, les impacts pour l’agriculture sont nombreux et les repères traditionnels pour l’économie ont disparu. D’emblée, Patrice Auguste a prévenu : la géopolitique n’est pas une science exacte, « ça peut très vite évoluer. Qui peut dire ce qui va se passer dans les jours, les mois, les années qui viennent ? Nous ne détenons pas la vérité mais nous allons être le plus honnête possible pour vous expliquer comment on voit les choses ».
Cette guerre arrive après une succession de mauvaises nouvelles dont le point de départ a été la crise des engrais en 2021 et le marché de l’azote en pleine explosion. Les prix se sont subitement envolés, hausse alors en partie compensée par celle du prix de vente des céréales. Mais le conflit a amplifié cette crise, provoquant aussi une explosion du coût de l’énergie, en particulier du pétrole et du gaz.

« Pas le moment de changer de tracteurs »

L’agriculture française est particulièrement touchée par ces fluctuations car le pays est dépendant aux deux tiers de la Biélorussie, de l’Ukraine et de la Russie pour ses importations d’engrais. « À plus de 300 € la tonne de blé, les gens pensent que les céréaliers sont les rois du pétrole, mais quand on enlève les charges, on s’aperçoit qu’il ne reste pas grand-chose », tempère Patrice Auguste.
En 2020 et 2021, l’unité d’azote était environ à 70 centimes d’euros. Elle est cette année à 1,7 € et les prévisions estiment qu’elle sera à plus de 3 € en 2023. Cette subite augmentation, beaucoup plus rapide que celle du prix de vente des céréales et exacerbée par le rationnement des livraisons, va peser sur le rendement, mais aussi sur la productivité. L’AGPB a calculé qu’une hausse de 30 % du prix des phytos, du carburant et des intrants correspondait à 70 € de charges en plus par tonne de céréale produite. « Ce n’est pas parce que vous vendez le blé cher que vous gagnerez de l’argent », précise Philippe Dubief, lui-même céréalier à Saint-Jean-de-Losne dans le sud de la Côte-d’Or. « Et on ne parle même pas de la disponibilité des engrais… Si vous vendez le blé à 270 € la tonne, c’est comme si vous l’aviez vendu à 200 € il y a encore quelques mois. Ce n’est surtout pas le moment de changer de tracteur ».
Pour aider les agriculteurs à calculer leurs charges et ainsi avoir un peu de visibilité, l’AGPB et Arvalis ont mis en place une calculette disponible sur le site oad.arvalis-infos.fr.

L’alimentation mise à mal

Pour les éleveurs, les difficultés sont les mêmes. La hausse des prix de l’alimentation animale n’est pas couverte par les prix de vente. « Ce n’est pas simple, il faut regarder les besoins dans leur globalité car ce qui est un produit pour le céréalier est une charge pour l’éleveur. Cette volatilité excessive des prix est destructrice de valeur », poursuit le vice-président de l’AGPB.
Pour pallier ces difficultés, les représentants des céréaliers estiment que la souveraineté nationale est nécessaire. « À force de dire qu’il valait mieux produire dans des pays moins chers, nous avons un retour de bâton. Que ce soit sur les masques sanitaires ou sur les matières agricoles, l’idée de souveraineté revient. Le plan protéine du gouvernement va dans ce sens et nous travaillons à réimplanter une filière engrais en France. L’azote est simple à fabriquer, mais il faut l’envie de le faire et que ce soit accepté par la société ».

« Un ouragan de famines à venir »

Au niveau mondial, les conséquences de cette guerre seront dévastatrices. Pour les Ukrainiens en premier lieu, mais aussi pour de nombreux pays en voie de développement. L’ONU évoque depuis un mois « un ouragan de famines à venir ». L’Inde vient d’annoncer bloquer ses exportations, tout comme la Russie...
L’Ukraine est récemment devenu un poids lourd céréalier. En 20 ans, le pays a multiplié par 10 sa production qui s’élève désormais à 90 millions de tonnes dont les deux tiers sont exportés. Cela représente 10 % des exportations mondiales, quand la Russie pèse pour 20 %.
Le blé est cultivé dans le sud-est et l’est du pays, le maïs surtout au nord-est et l’orge au sud. Le tiers des céréales ukrainiennes est produit dans des zones aujourd’hui contrôlées par les Russes. L’AGPB considère que la moitié de la récolte 2022 sera perdue à cause de la guerre et du manque de phytos : la production de blé devrait baisser de 45 %, l’orge de 39 %, le maïs de 39 % aussi et le tournesol de 42 %. Pourtant, l’Ukraine résiste et fait tout pour semer et produire malgré les conditions catastrophiques : tout est miné et une partie des silos est détruite. La Russie aurait voler des centaines de milliers de tonnes de céréales...
L’Ukraine connaît aussi des problèmes pour exporter. En temps normal, les céréales sont embarquées dans les ports de Mykolaïv et d’Odessa mais ces villes sont ciblées par les Russes. Ils essaient de faire sortir leur production par train via la Pologne mais les quantités qu’ils réussissent à expédier restent faibles et les pertes de stock sont inconnues (il restait 10 millions de tonnes de maïs et 6 millions de tonnes de blé dans les silos avant le début de la guerre).
Dans le monde, 150 pays ne sont pas souverains alimentaires et dépendent des exportations. La Tunisie n’a par exemple qu’un mois de stock et l’Afrique subsaharienne environ deux mois. Certaines nations, comme l’Égypte, la Turquie, le Liban et la Tunisie sont dépendantes du blé russe et ne peuvent donc pas s’opposer à Poutine. Face à l’explosion des prix causée par la guerre, elles n’auront plus les moyens d’acheter ce qui provoquera des pénuries alimentaires. Il y a aussi un risque de défaut de paiement. Cette crise est amplifiée par les mauvaises productions indienne et brésilienne dues aux conditions climatiques.

Des solutions mais…

En revanche, « la France est forte et nous avons les moyens de trouver des solutions », estime Patrice Auguste. « Nous sommes autonomes en blé, nous importons un peu de maïs et beaucoup de tournesol. Nous savons donc ce qu’il faut produire ». Selon l’AGPM, l’État doit reconstituer des stocks stratégiques et favoriser la souveraineté nationale et européenne. La grande distribution doit répercuter les augmentations de prix car « nous sommes en plein dans le champ d’action d’ÉGAlim 2 ». Les agriculteurs doivent produire plus et tout faire pour être le moins énergivores possible, quitte à produire sur place leur propre énergie (photovoltaïque, méthaniseur, bois énergie…). Le plan de résilience du gouvernement pour des aides sur le GNR, le gaz et l’électricité doit être utilisé.
« L’inquiétude est que la Russie, qui produit son blé à 110 € la tonne contre 170 en France fasse du dumping et le vende à 130 €. Ce serait une arme alimentaire contre nous. Nous devons aussi redouter que cette guerre dégénère en conflit mondial », conclu le responsable des relations terrains de l’AGPB, « car si ça arrive, nous pouvons oublier tout ce qu’on vient de dire. »