La France et ses agriculteurs
Les fermes familiales dans le mur des nouveaux idéaux
Si l’on savait depuis longtemps que les Français mentent sur leurs achats locaux ou bio pour faire leurs courses en supermarchés à 90 %, quelles sont les autres contradictions françaises et à venir ? Le fossé va-t-il continuer de se creuser entre d’un côté un monde agricole évoluant à marche forcée et de l’autre une société urbanisée, idéalisant son passé rural ?
« Si le monde agricole a bloqué les routes, recevant beaucoup de soutiens, c’est que cela traduit un ressenti plus profond : celui de soutenir les agriculteurs qui travaillent beaucoup, mais ne gagnent pas leur vie. Pourquoi ce décalage donc entre notre cote d’amour et les orientations prises ? », questionnait le président de la FDSEA, Christian Bajard pour introduire la table ronde. Pour tenter de répondre, quatre intervenants : une agricultrice élue FDSEA, un éleveur élu FRSEA, un sociologue et un directeur de lycée agricole pour faire le lien avec le renouvellement des prochaines générations.
Éleveur laitier dans le Doubs, Christophe Chambon a « senti tôt que ça allait péter », après des décennies d’accumulation de demandes, mais peu de résultats. On « demande de vivre de notre métier, de dégager un revenu et de rétablir notre dignité », car la « fierté » du métier est entachée par les polémiques médiatico-politiques.
Malaise paysan ou nouveaux idéaux ?
Ce « malaise paysan », comme le nomme le sociologue, François Purseigle n’est pas récent. Toute la Ve République a même été marquée de « colères ». Mais cette dernière crise est nouvelle en cela qu’elle « révèle une révolution indicible » en France et en Europe : ce tabou se situerait, selon lui, que l’on vit une « rupture de l’agriculture familiale » qui n’arrive plus à faire face à toutes les exigences.
À cette « rupture » politique se rajoute l’arrivée de « nouveaux protagonistes, les ONG qui remettent en question aussi vos pratiques agricoles ». Le résultat, les Français font semblant de découvrir la France des hypermarchés et des produits transformés, comme pour ne pas voir qu'ils délaissent la cuisine et la nourriture, à quelques exceptions près. Ce « fantasme d’une agriculture qui n’existe plus » ne redeviendra pas majoritaire. Et tant mieux semblent« affirmer sur les barrages » les nouvelles générations d’agriculteurs qui ont « de nouveaux projets », conciliant tous les possibles, sans dogme, mais avec beaucoup d’idées, d’idéaux et d’idéologies aussi parfois.
Mais pour la génération partant à la retraite actuellement – 200.000 dans les dix ans – le choc est rude, comme un monde qui « s’efface » sous leurs pieds. Et pour renouveler ces « chefs et cheffes », « on n’est pas au pied du mur, mais déjà dans le mur » et ce malgré un record d’actifs « non familiaux ». Avec une telle diversité de projets et de profils, l’absence de politiques cohérentes et qui auraient pu et du anticiper, est manifeste. À l’image des déserts médicaux, « l’éclatement des structures sur les territoires rend compliqué l’action collective » désormais car si avant « les exploitations se ressemblaient et se rassemblaient » en Cuma et Coop, aujourd’hui, « ce n’est plus le cas ».
L’agriculture familiale dans le mur
Comme la nature à horreur du vide, « ces questions reviennent en force dans l’espace médiatique » mais les réflexions n’émanent plus des agriculteurs, devenus minoritaires, mais de la société. L’agriculture est maintenant « pensée par d’autres, qui pensent connaître ou se pensent légitimes ». Résultat : « les controverses explosent ». Et la goutte d’eau qui fait déborder le vase est celui venant du tuyau percé des normes réglementaires. Pour passer à la TV, « les politiques ont imposé de plus en plus de normes », faisant que paradoxalement, ce sont les « firmes » seules qui peuvent toutes les supporter. « L’agriculture familiale était résiliente, ne comptait pas ses heures, la femme et la famille travaillaient au black », n’occulte pas François Purseigle qui constate qu’en 2023, « cela ne va plus de soi » pour les nouvelles exploitations « conjugales ». Et ce n’est même plus certains pour les jeunes retraités, voulant profiter après une vie de labeur. Seul remède dès lors, faire appel à de la main-d’œuvre : prestataires ou salariés. « Si un boulanger créé plusieurs boulangeries et des emplois, on félicite cette PME. Par contre, si les agriculteurs grossissent ou mutualisent, alors tout le monde est dans la rue ». Les Français semblent jaloux de voir "ses" paysans réussir.
Le refus de la souffrance parentale
De quoi décourager les candidats ? Pas pour Pierre Botheron. Le directeur du lycée de Fontaines voit plusieurs tendances. La première, 40 % de filles qui « ont envie et sont aussi capables qu’un garçon », finissant premières bien souvent dans toutes les épreuves. 30 % des élèves sont encore issus de famille agricole, ce qui fait de Fontaines un lycée « encore de paysans », dans le bon sens, pour un lycée en périphérie de Chalon-sur-Saône. Si à leurs entrées, à 15 ans, ils ne savent pas trop, en BTS, bien souvent, ils ne se voient pas agriculteurs tout de suite. « Ils veulent développer des compétences et expériences avant de s’installer ». Mais avec un objectif : « gagner assez sa vie sans y passer l’essentiel de sa vie ». Cette recherche de viabilité et vivabilité leur vient de l’envie de « ne pas reproduire le modèle parental, pas par jugement négatif, mais parce qu’ils ont souffert de la souffrance de la charge mentale des parents ». Ces derniers leurs ayants bien souvent déconseillés de choisir ce métier. Côté hors cadre familiaux, « le désir d’agriculture passe lui par la création et non par la reprise d’exploitation, même petites », rajoute François Purseigle. Les exploitations actuelles étant souvent adossées à une logique de filières à l’échelle d’un territoire. Les filières en place faiblissent. Les nouveaux entrants se rêvant indépendants. Mais les rêves finissent par se frotter à la réalité. « Beaucoup de création en maraichage se rajoute de la pénibilité », en ventes directes, circuits courts, bio, tourisme… Les abandons restent tabous.
La famille ne fait pas cadeau
Comment dès lors « être heureux sur 1 comme sur 1.000 ha ? », s’interroge souvent le sociologue qui se transformait un temps en économiste. Les agriculteurs sont les chefs d’entreprise indépendants qui sont à la « tête du plus gros patrimoine ». On prête aux anciens l’expression familière : « vivre pauvre ; mourir riche ». Les exploitations rentables étant régulièrement estimées entre 500.000 et un million d’€, sans parler des exploitations viticoles de Bourgogne. Ces dernières le savent déjà, « les parents ne font pas de cadeau et les fratries non plus », rendant difficile les installations même pour l’éventuel seul enfant intéressé par l’agriculture.
Éternel optimiste, Pierre Bothéron a foi dans « les jeunes qui ne sont pas les mêmes que nous ». Il voit des jeunes ne cherchant pas à être ou devenir impérativement propriétaires ou ne se voyant pas faire toute leur vie agriculteur d'ailleurs. Que ce soit sur le foncier, les bâtiments, le cheptel, « il nous faut arrêter de dire que l’achat d’un matériel permet de subvenir à un salarié qui est, lui, vu comme une charge ». Un écho aussi à l’envie d’échapper à la solidarité générale et la mutualisation sociale pour privilégier sa propre indépendance.
Et pour faire passer tous ces messages aux pouvoirs publics, Christophe Chambon le redit : « les actifs doivent rester nombreux et soudés ». Élu de sa FDSEA du Doubs, à la FRSEA et à la FNSEA, il a vu l’importance d’être présent à tous les échelons, non pas par vanité, mais pour aider les autres, faire « corps intermédiaire ».
Les agricultrices au-devant de la société
Dommage que l’entracte, avec la pièce de théâtre de la commission des agricultrices, n’ait pas été jouée après ce débat, car les répliques des Nanas des champs auraient encore résonnées plus fortement. Même si ce ne sont pas elles qui ont conclu le débat, d’ailleurs sans fin réelle, les deux jeunes agricultrices, Hélène Doussot, présidente de la commission et Marine Seckler, ex-présidente des JA et nouvellement élue au bureau de la FDSEA, symbolisaient le lien parfait entre les générations. « Ce n’est pas en restant dans sa ferme que les choses vont changer », lançait Hélène, alors qu'elles sont toutes les deux, la preuve que les plus hauts niveaux de responsabilité sont conciliables avec vie de famille et vie professionnelle. Certes, en fonction des périodes et des urgences parfois. En tant que filles, femmes et mères, les agricultrices semblent aujourd'hui plus en phase avec la société et ont désormais un « peu d’avance dans ce monde », par rapport aux questions sociétales. Ayant aussi intégré tous les codes de l'agriculture contemporaine, pour elles, « la révolution agricole, les problèmes de revenus, les changements incertains… font peur, mais rien d’autre que le collectif ne nous permettra d’avancer. Surtout si on est affaibli, alors il nous faut faire renaître le collectif », concluaient avec passion ces deux femmes fortes à l'adresse de toutes et tous.