PRÉDATION
Ces éleveurs qui ont la vie rythmée par le loup

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Les attaques de loup et de lynx sur troupeaux ne sont aujourd’hui plus rares sur le département. Avec elles s’est installé un climat latent d’angoisse qui pèse constamment sur la vie des éleveurs et de leur exploitation. Certains, tout comme leurs bêtes rescapées, souffrent de stress post-traumatique. En conséquence, plusieurs éleveurs repensent leur fonctionnement. 

Ces éleveurs qui ont la vie rythmée par le loup
Dans la nuit du 4 au 5 juin, le loup a attaqué le troupeau de Florent Guillermin et Julie Janodet à Cuvergnat (commune de Corveissiat). L’une de leurs génisses était en partie dévorée. Photo/EARL Les Bardes de Valuy

La dernier cas de prédation dans le département a eu lieu cette semaine sur la commune de Vieux d’Izenave. Quant aux attaques précédentes, elles remontent à il y a seulement quelques semaines. Aucune meute de loups n’est installée sur le département et les mâles solitaires, comme les lynx, peuvent parfois parcourir plusieurs dizaines de kilomètres entre deux attaques. Un contexte angoissant pour de nombreux éleveurs. « C’est un stress quotidien de ne pas savoir quel jour ça va nous tomber dessus. C’est comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos élevages. On est tranquille que le jour où on rentre nos bêtes à l’intérieur pour l’hiver… », explique Emmanuel Blanc, président du syndicat des éleveurs de moutons de l’Ain.
 
Le stress des troupeaux, une angoisse de plus
 
Les éleveurs doivent aussi composer avec le stress de leurs troupeaux, ajoutant à leur propre angoisse. C’est ce qu’ont vécu Florent Guillermin et Julie Janodet cet été après une attaque de loup sur leur troupeau de génisses âgées de six à sept mois. Le couple élève 130 vaches de races montbéliarde et simmentale en AOP Comté à Cuvergnat sur la commune de Corveissiat. Le dimanche 5 juin au matin, un voisin les alerte que le troupeau s’est de nouveau échappé. Cela faisait en effet plusieurs jours que les génisses se sauvaient régulièrement. En partant à leur recherche, le couple découvre qu’une de leur génisse est sur le dos. Croyant tout d’abord à un coup de foudre (la nuit un violent orage avait éclaté), ils se rendent finalement compte que la jeune vache est dévorée sur la fesse et la patte avant. Sur le chemin, il découvre également une autre génisse coincée sur le dos dans une zone accidentée. Celle-ci a dû être euthanasiée une dizaine de jours plus tard des suites d’une hémorragie interne lente. « Elle avait des griffures aux ventres mais on ne les a pas vues tout de suite, explique Julie Janodet. Une troisième était blessée à la patte et est morte aussi à peu près quinze jours plus tard. Le troupeau a été traumatisé et on a perdu deux autres génisses. » Des analyses vétérinaires mettent alors en évidence une poussée de coccidiose liée au stress, une parasitose qui affecte généralement les veaux de moins de six mois. « Les vétérinaires n’avaient jamais vu de tels taux, souligne l’éleveuse. On a dû traiter toutes nos vaches. » Sur leur troupeau de 18 génisses, 5 ont finalement péri, certaines plusieurs semaines après. En agriculture biologique, le couple a malgré tout décidé de rentrer ses génisses après l’attaque, en dépit du cahier des charges. « On a vu avec notre contrôleur, il considère que c’est un cas de force majeure. L’année prochaine on ne sait pas comment on va faire », ajoute l’éleveuse. Mais ce qui inquiète surtout les jeunes installés (depuis 2020), c’est la sécurité de leurs enfants. « On a été traumatisés aussi, on a trois enfants en bas-âge (de quatre, sept et douze ans, NDLR), et on ne peut plus dire que le loup c’est dans les livres. Ils font des cauchemars la nuit. Nos filles avaient déjà un suivi psychologique auparavant, mais c’est vrai que quand c’est arrivé elles sont retournées voir le psychologue pour en parler. C’est elles qui le demandent. Il y a une génisse que ma fille aimait particulièrement donc c’est un peu traumatisant pour elle », conclut leur mère. 

Courant juin, les voisins de Florent Guillermin et Julie Janodet ont photographié un loup rodant dans les pâturages en pleine journée. Durant la même période et sur le même secteur (aux alentours de Corveissiat et Aromas), plusieurs exploitations, certaines situées dans le Jura, avaient été attaquées. Photo/DR

La conduite d’élevage complètement modifiée
 
Le moment de l’attaque n’est pas non plus le seul moment d’interrogation pour les éleveurs. Plusieurs ont dû modifier leur fonctionnement pour éviter une prédation ou après une attaque. C’est le cas de Philippe Sarte, éleveur de brebis suffolk à Chazey-Bons. Cette année, il a essuyé trois attaques de lynx et une attaque de chien le week-end dernier. Éleveur depuis quarante ans, il a essuyé ses premières attaques il y a deux ans et avait alors perdu une quinzaine de bêtes. Cette année, il estime ses pertes à douze ou treize animaux (brebis, agnelles et agneaux). « Je ne suis pas protégé parce qu’on a une exploitation où les moutons sont sur de nombreux lots, c’est le problème. Je suis quelqu’un de nature optimiste, mais il y a des moments où on se pose des questions », concède-t-il. Face aux pertes, Philippe Sarte a dû racheter une vingtaine d’agnelles. Problème, celles qui ont été tuées avaient moins d’un an et ont donc été indemnisées à hauteur de 150 € contre 250 € pour celles qu’il a achetées, sans le coût du transport. « Un coup, j’ai eu une attaque sur une brebis de réforme qu’on m’a indemnisée 200 € donc là il n’y a rien à dire, mais pour les agnelles c’est problématique. » 
Il y a deux ans après une attaque sur son troupeau, Guillaume Diquelou, éleveur à Armix, s’est lui retrouvé à devoir mélanger des lots pour mieux les protéger, au détriment de sa sélection. « On savait que le loup était là. Il y avait cinq lots et si on voulait maximiser la protection, on avait intérêt à les mettre ensemble. En plus à l’époque, il y avait peu d’herbe donc on avait de grandes parcelles. On s’est retrouvé avec une série d’agnelles sans paternité. » Plusieurs chiens de protection protégeaient pourtant le troupeau. Exceptées les brebis tuées, les conséquences pour l’éleveur ont néanmoins été limitées puisqu’il avait décidé de ne pas vendre de bélier.  
 
Un climat qui décourage les éleveurs 
 
Traumatisés, plusieurs éleveurs disent penser ou avoir déjà pensé à jeter l’éponge. À l’image d’Éric Goyet, éleveur sur la commune d’Aranc, après une attaque il y a quelques semaines (voir page 7). Emmanuel Blanc, également éleveur sur la commune de Valromey-sur-Séran, le dit lui-même, « si un jour je suis attaqué, je sais que j’arrêterai. Je refuse de vivre avec ça en permanence. C’est hors de question. Déjà que la pression est forte. Le loup n’est pas très loin, voire très proche mais on essaie de vivre avec et on se dit que ça n’arrivera peut-être pas. » L’angoisse générée en démoralise plus d’un, mais décourage aussi l’installation, au grand dam de la filière locale. « On a une filière dynamique avec une coopérative en place qui valorise de l’agneau en local. Comme pour Eric Goyet qui était intéressé pour augmenter ses effectifs et qui ne le fera, c’est une perte de valorisation sur le territoire et de volume pour la coopérative et la filière. Ça peut devenir un vrai problème. Pour l’instant ce n’est que le début, mais ça ne peut pas motiver les éleveurs », regrette Alexandra Lièvre, technicienne à la coopérative Cobra. Plus petite coopérative de France, elle regroupe quelques 27 adhérents et près de la moitié du cheptel ovin du département. 
 
Définir des critères de non protégeabilité 
 
Protéger les exploitations dans le massif du Jura n’est pas une mince affaire. En particulier parce que l’élevage allaitant ovin y est éclaté en plusieurs petits lots. « Chez nous, on a développé l’élevage de races types île-de-France, charolaise, texel … ce sont des races de brebis herbagères dont l’instinct grégaire est très peu prononcé, contrairement aux races du Sud comme les mérinos. Nous on a des troupeaux qui se dispersent sur 10 ha et c’est ce qui rend impossible la protection via les chiens de protection. Ça réduit beaucoup leur efficacité. » Dressé des chiens de protection n’est pas non plus une sinécure et nécessite un attrait particulier des éleveurs. Face à ses difficultés, le syndicat des éleveurs de moutons de l’Ain travaille aujourd’hui avec la DDT de l’Ain pour définir des critères de non protégeabilité des troupeaux. « Nous avons eu une première réunion avec la DDT il y a une quinzaine de jours et on devrait avance d’ici le printemps prochain pour rendre cette possibilité aux éleveurs. »
 

Enjeux techniques sur les élevages

Laurent Solas, technicien à la Chambre d’agriculture de Saône-et-Loire. 
« Le plus gros souci qu’on rencontre lorsqu’il y a des cas de prédation, c’est lorsque des brebis sont suitées. Le loup tue indifféremment les brebis et les agneaux donc on se retrouve avec des brebis qui ont perdu leur agneau et qui vont développer des mammites car elles sont en pleine période de lactation. Inversement, on a des agneaux qui dépérissent parce qu’ils ont perdu leur mère et qu’ils n’ont plus de lait, et quand on les passe au biberon ça ne se passe pas bien parce qu’ils ne sont pas habitués. L’autre problème qu’on a quand les troupeaux sont en période de lutte, c’est la mortalité embryonnaire et une fertilité réduite. Ce sont les principaux risques qu’on rencontre en production viande. 
Aujourd’hui dans les Alpes, on a quasiment autant d’attaques de jour que de nuit, lorsqu’il y a du brouillard par exemple, parce que le loup s’est adapté. Ça remet en cause toute la conduite d’élevage. On a pas mal d’éleveurs qui sont aussi des sélectionneurs qui souhaitent maintenir la paternité des agneaux, avec un bélier par lot de brebis. Quand il y a de la prédation, c’est compliqué de protéger les troupeaux donc il faut les regrouper et on perd cette partie-là, (d’autant plus que le test pour vérifier l’affiliation, NDRL), coûte très cher, environ 15 € et c’est peu développé. »

Au moins 119 animaux d’élevage tués dans l’Ain

Au 13 octobre 2022, 52 attaques sur troupeaux domestiques ont été recensées dans le département : 
-        3 sur bovins (2 animaux morts et 1 blessé)
-        3 sur caprins (3 animaux morts)
-        46 sur ovins (116 animaux morts et 7 blessés)
Au total, 7 actes de prédation imputables au loup, et 28 imputables au lynx, ont été éligibles au dispositif d’indemnisation. 13 exploitations ont déjà fait l’objet d’au moins d’une indemnisation. 
A contrario, 3 cas n’ont pu être indemnisés du fait de l’indétermination du prédateur. De même que 12 attaques sur ovins n’ont pu être indemnisées pour non-respect des mesures de conditionnalité (plus de 4 attaques imputables au lynx sur une période de deux ans sans mise en place de mesure de protection, animaux non identifiés ou d’origine indéterminée). 
Mortalité par collisions routières : 1 loup tué le 4 septembre dernier sur la RD 1504 (commune de Torcieu) et 2 lynx tués sur l’A40.

Source : DDT de l’Ain 

Comprendre la prédation sur bovins

La Sema (Société d’économie montagnarde de l’Ain) travaille actuellement avec le réseau pastoral Auvergne-Rhône-Alpes pour comprendre la prédation sur bovin, assez nouvelle sur nos territoires. « On a passé des entretiens avec les éleveurs. Le but, c’est de faire des fiches par entretien et d’en faire un carnet thématique abordant le système d’exploitation, les conséquences de la prédation sur l’élevage, les adaptations, etc. », explique Léa Gauthier, animatrice technique de l’association. Les fiches seront élaborées d’ici la fin de l’année pour une sortie possible dudit carnet début 2023.