Patrimoine viticole et irrigation
Les vignes ont-elles réellement besoin d'irrigation ?

Florence Bouville
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Les 8 et 9 juin derniers, se sont tenues les journées spéciales "biodiversité et patrimoine viticole", au château Pontus de Tyard, à Bissy-sur-Fley. Cette année, le fil conducteur "De l’eau dans mon vin ?", véhiculait, au-delà de l’image, un message plus qu’actuel. Entre partage de savoir et moments de convivialité, plusieurs interventions ont questionné l’avenir du vignoble français face au changement climatique, en lien avec l’accroissement de la contrainte hydrique.

Les vignes ont-elles réellement besoin d'irrigation ?
En France, seulement 8 % des vignes sont irrigués, contrairement à l'Espagne où se sont plus de 40 %.

À l’heure où le nombre de jours secs se multiplie et les ressources hydriques deviennent de moins en moins disponibles en période estivale, le recours à l’irrigation des vignes fait grandement débat. En sachant qu’aujourd’hui en France, seulement 8 % des vignes sont irriguées.

Sur le secteur dijonnais, depuis 1980, la demande évaporative de l’atmosphère a augmenté de 16 %. Les effets du changement climatique se ressentent et se déclinent donc localement. Au vu des conditions actuelles et des caractéristiques historiques du vignoble – en l’occurrence bourguignon –, doit-on tendre vers davantage d’irrigation ? Benjamin Bois, maître de conférences à l’Institut universitaire de la vigne et du vin (IUVV) de Dijon, et Cornelis Van Leeuwen, professeur à Bordeaux Sciences Agro et chercheur à l’Institut des sciences de la vigne et du vin (ISVV) de Bordeaux, ont conjointement répondu, de manière argumentée, à cette épineuse question. En octobre dernier, ils prenaient déjà position dans une tribune parue dans le Monde, intitulée : "Ne cédons pas à la tentation d’irriguer la vigne".

La réserve utile d’un sol

En moyenne, dans le sol, on considère que pour un mètre de profondeur, cent millimètres d’eau sont disponibles. Cela correspond à la réserve utile, grandeur pédologique différente de l’humidité. En fonction, entre autres, de la granulométrie, cette réserve peut, bien sûr, considérablement varier. Les sols limoneux ayant tendance à davantage retenir l’eau, la rendant ainsi plus accessible pour la plante.

En lien avec l’enherbement interrang, la majorité des études scientifiques montrent, selon Cornelis Van Leeuwen, que la compétition entre herbe et vigne a principalement lieu au niveau de l’azote, et non de l’eau. En effet, les racines de la vigne sont plus profondes ; caractéristique couplée à celle de l’herbe sèche en été, qui protège le sol. À noter également la similitude entre les signes d’une carence azotée et ceux d’un manque d’eau : visuellement les feuilles jaunissent. D’où l’importance de réaliser des tests et des analyses plus poussées pour connaître la véritable cause.

Vers des vignes irriguées ?

Environ 50 % du vignoble mondial se situe dans le bassin méditerranéen. En Espagne, plus grand vignoble d’Europe, plus de 40 % des vignes sont aujourd’hui irriguées. Or, il arrive que la ressource en eau soit en grande partie puisée dans des aquifères non renouvelables. De plus, des chercheurs ont établi la limite suivante : quand il pleut moins de 350 mm par an, il devient très difficile de cultiver la vigne sans apport d’eau. Sauf que cette limite n’est pas toujours respectée, « dans certaines zones du globe, l’irrigation est culturelle », souligne Cornelis Van Leeuwen.

En situation de stress hydrique, du fait de l’arrêt de croissance des rameaux, les sucres sont davantage disponibles pour la maturation des baies. La teneur en anthocyanes augmente donc ; et, en parallèle, les baies rétrécissent. La qualité aromatique demeure ainsi améliorée, même si tous les mécanismes ne peuvent pas encore être expliqués. En contrepartie, on constate bien sûr une baisse de rendement. Néanmoins, « tous les millésimes secs sont des grands millésimes en qualité », déclare Benjamin Bois. En résumé, un « vin de qualité nécessite une contrainte hydrique » ajoute-t-il. D’ailleurs, ce n’est qu’un indicateur parmi d’autres, mais la production du vin le plus cher d’Australie est menée sans irrigation.

En général, les vignes irriguées deviennent rapidement dépendantes des apports d’eau. On parle dans ce cas de "water junkies", autrement dit en français : "accoutumance à l’eau". Ajouté à cette "dépendance physiologique", le problème de la croûte de sel qui se forme sous terre et que les racines doivent réussir à chasser. Elles n’y parviennent pas toujours. Autre risque d’altération pour la plante : le phénomène de cavitation (embolie gazeuse), plus accru chez les plants irrigués.

Finalement, l’irrigation des vignes fait réfléchir à deux fois, d’autant plus que l’empreinte hydrique d’un hectare de vigne irriguée est conséquente : 1.000.000 de litres d’eau. En comparaison, l’empreinte d’une bouteille obtenue sans irrigation s’élève à une centaine de litres. En ayant bien en tête le glissement progressif vers une "guerre de l’eau", Cornelis Van Leeuwen tient donc le raisonnement suivant : « en partant d’une culture sèche, on ne peut pas parler d’économie d’eau ». Pour lui, il ne faudrait pas hésiter à mettre en avant notre engagement environnemental vis-à-vis de l’eau ; des attaques portant, d’autre part, sur les traitements phytos.

Des solutions d’adaptation

« La vigne est emblématique de régions sèches, de même que l’amandier et l’olivier », poursuit-il. Les acteurs de la filière n’ont donc pas attendu les récents intenses épisodes de grêle et de canicule pour creuser la piste de l’adaptation. Des données sont déjà connues et maîtrisées. Par exemple, globalement, la meilleure adaptabilité des cépages rouges sur des sols à faible réserve utile. D’un point de vue purement agronomique, pour gagner en réserve l’utile, il est bénéfique de favoriser au maximum l’enracinement. Louis Julian, paysan vigneron de père en fils dans le Gard, a lui aussi livré un témoignage poignant. Mêlant à la fois héritage familial, combat pour réenrichir ses sols en matière organique et lutter contre l’érosion. D’où le fait qu’il se soit permis d’insister, à la fin de son discours, sur l’importance de « remettre de la vie et de la porosité dans le sol, en allant vers des sols qui stockent l’eau et permettent la percolation ».

Le mode de taille influe également sur la résistance des plants au changement climatique. Pour Cornelis, il est vraiment désastreux qu’aujourd’hui, des vignes en gobelets soient arrachées (deux millions d’hectares dans le monde). De plus en plus délaissée, cette pratique ancienne a pour but de protéger les baies des brûlures du soleil, le cep ayant une forme de coupe. Même si on constate une baisse de la productivité à l’hectare, les coûts de production restent moins élevés. Malheureusement, on trouve peu d’articles scientifiques entièrement dédiés à ce système de conduite.

Enfin, une des solutions d’aujourd’hui et de demain repose pleinement sur la sélection et la protection du matériel végétal. De même que les cépages, il existe des porte-greffes plus résistants. Nous y reviendrons plus précisément dans un prochain article.