Littérature scientifique
Rencontre avec François Kockmann, coauteur de la Fabrique de l'agronomie

Florence Bouville
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Ingénieur agronome de formation et ancien directeur de la chambre d’agriculture de Saône-et-Loire, François Kockmann est venu nous présenter La Fabrique de l’agronomie : de 1945 à nos jours, ouvrage coécrit par un collectif. On a un peu de retard sur la date de sortie (juin 2022). Mais on s’est bien rattrapé, on a eu l’occasion d’aborder avec lui de nombreux sujets. Vous verrez, François est loin d’avoir décroché.

Rencontre avec François Kockmann, coauteur de la Fabrique de l'agronomie
Agronome et ancien directeur de la chambre, François Kockmann est venu nous parler de la Fabrique de l'agronomie : de 1945 à nos jours.

Difficile de résumer l’ensemble d’une carrière aussi dense que celle de François Kockmann. Fils d’agriculteur, il s’oriente dans l’agronomie en intégrant l’Isara à Lyon, école alors en pleine construction. Il réalise son mémoire de fin d’études sous la direction de Michel Sebillote, sur le travail du sol, dans la Bresse. C’est pour lui une étape déterminante. Plus tard, à son arrivée à la chambre de Saône-et-Loire, il fut en charge de l’animation de la Cuma de drainage, créée en 1976. En participant au développement d’un service agronomie-environnement, il prit part à de multiples projets préservant la ressource en eau. Il ponctuera sa carrière en tant que directeur de la chambre, où il mobilisait ses connaissances en sociologie des organisations, acquises à l’Inra de Dijon.

En 2008, il fut l’un des fondateurs de l’Association française de l’agronomie (AFA), carrefour de tous les métiers de l’agronomie. « J’ai toujours gardé des relations avec les chercheurs et repéré les personnes-ressources qualifiées dans les différents domaines », confie-t-il. En 2017, François est sollicité par quatre agronomes pour écrire La Fabrique de l’agronomie. Suivent deux années de maturation, pour poser l’architecture de l’ouvrage. Trois périodes sont abordées : 1945-1970, 1970-2000 et de 2000 à aujourd’hui. Durant les trois années de rédaction, « au moins trois-quatre versions de chaque chapitre sont écrites ». « C’est un vrai travail de retraité », plaisante François. « Nous n’avons pas vu passer le Covid ! », s’exclame-t-il, se souvenant des comités de lecture à distance. 22 autres coauteurs ont participé à l’ouvrage, en grande majorité des enseignants-chercheurs.

« L’Histoire de l’agronomie vue par les agronomes »

La Fabrique de l’agronomie est un ouvrage retraçant la construction scientifique, technique et sociale de l’agronomie en France. « Il s’adresse prioritairement aux agronomes de différents métiers et fonctions », introduit-il. Les auteurs ont opté pour des témoignages qu’ils ont nourris de plus de mille références scientifiques. Ce livre est également un support de cours pour les professeurs, qui pourront y piocher diverses ressources. « Chaque chapitre est un récit en soi », même s’il y a de nombreux renvois. La transition entre les deux parties s’articule autour de l’innovation. Aujourd’hui, « il y a un volume d’articles et d’innovations scientifiques qui nous dépasse, ce qui explique le problème de transfert et d’appropriation par les acteurs du développement », souligne-t-il.

Une des limites de l’ouvrage est qu’il n’aborde ni le rôle, ni l’influence des acteurs de l’industrie agrochimique et agroalimentaire, dans la "fabrication" de l’agronomie, reconnaît-il. Pourtant, ce sont ces mêmes acteurs qui ont, en partie, contribué au développement de l'agriculture conventionnelle. Dans le domaine de l’innovation agronomique, les agriculteurs ont, malheureusement, été laissés de côté, regrette-t-il.

Ce n’est plus tout à fait le cas aujourd’hui. Des dynamiques de coconstruction et de coconception émergent de plus en plus (groupes Dephy, 30000…). La profession agricole détient, bien évidemment, des savoir-faire empiriques à valoriser. « Les agriculteurs ont une vision à la fois pragmatique et systémique », affirme-t-il. Vous noterez peut-être également que les femmes agronomes sont peu représentées via cet ouvrage. « Cela est avant tout dû à un effet générationnel ». Dans les années 1980, il y avait déjà peu de postes d’agronomes en tant que tels, au sein des OPA. Heureusement, les temps changent et l’agronome, Pascale Moretty-Verdet est actuellement directrice de la chambre d’Agriculture de Saône-et-Loire.

« Une discipline en soi »

L’occasion d’incorporer d’autres savoirs et visions. Depuis sa naissance, l’agronomie a fait des importations de concepts et de méthodes d’autres disciplines. Réelle "discipline de synthèse", elle comprend deux versants différents. Avec d’un côté des matières comme la physiologie, la climatologie, l’écologie, la pédologie… Et d’autre part, un volet plus décisionnel, avec les sciences de gestion : économie, sociologie… Les agro-écosystèmes sont, ainsi, à la fois compris et pilotés. Autrement dit, science basée sur la connaissance et ingénierie tournée vers l’action.

Agronomie et agroécologie

Néanmoins, le terme d’agroécologie peut prêter à confusion. En effet, il peut avoir trois sens. Il s’agit, pour partie, d’une science, de pratiques agricoles, et d’un mouvement sociopolitique. « C’est le maquis en termes de compréhension », admet François. Les pratiques agroécologiques font appel à des processus naturels avec lesquels les agronomes ont activement renoué. Les traitements phytosanitaires restent, néanmoins, largement majoritaires. Dans tous les cas, l’agronomie est commune à l’AB, à l’agriculture conventionnelle, à l’agroécologie. « Ce sont toujours les mêmes bases de l’agronomie qui servent à des déclinaisons différentes de l’agriculture », explique-t-il.

Ainsi, on ne devrait, en aucun cas, opposer agronomie et écologie. Mais plutôt rechercher la complémentarité. « À la chambre, nous avons recruté en 2000 un écologue (également pédologue), Bertrand Dury, pour améliorer notre capacité d’expertise en biodiversité. Il a beaucoup apporté au sein de l’équipe d’agronomes ». D’autant plus que les journées techniques animées en binôme intéressent énormément les agriculteurs, au sujet par exemple de la vie biologique du sol. Malheureusement, il arrive que les pratiques agroécologiques ne coïncident pas à la demande des filières industrielles. Reste qu’en termes d’échange de pratiques, les agriculteurs communiquent désormais à l’échelle nationale, grâce aux réseaux sociaux. Des filières artisanales naissent dès lors qu’un transformateur s’adapte aux productions locales.

Le projet agroécologie pour la France, développé par l’ancien ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll, avait de grandes ambitions (4/1000 pour séquestrer le carbone…) avec la volonté politique transversale de mobiliser toutes les filières, basé sur l’agronomie pour offrir des perspectives durables à l’agriculture. Ce plan d’action global a engendré un foisonnement d’initiatives locales innovantes, qui ont été déclinées variablement au sein des régions. « Si je résume aujourd’hui, l’agroécologie ce sont avant tout des agriculteurs pionniers, des conseillers passionnés. Toutefois, cela n’a pas la puissance d’une politique publique […] L’absence de continuité dans les orientations est très regrettable », déplore-t-il.

Le manque de soutien à l’agronomie

Autre moment historique manqué pour l’agronomie, dans le gouvernement encore précédent, une des conclusions du Grenelle de l’environnement prévoyait d’investir dans la formation de tous les acteurs. Plus de dix ans après, « on évolue plutôt vers une hyper-réglementation […] et il y a une contradiction de fond sur la marge de manœuvre laissée au monde agricole, en matière d’innovation ». La logique marchande prédominante va à l’encontre des dynamiques collectives, qui requièrent du temps de maturation et un partage d’expériences. D’où ce climat de méfiance chez les agriculteurs, qui se justifie complètement.

Au niveau de la Pac, les pratiques dites "vertueuses", n’ont jamais été soutenues massivement. Pourtant, « la Pac est devenue source de stress », que ce soit auprès des agriculteurs ou des techniciens. Les obligations actuelles aboutissent, trop souvent, à des contresens agronomiques. Les cahiers des charges sont tellement stricts et rigides qu’on parvient parfois à appauvrir la biodiversité des espèces. Il faudrait tendre vers une obligation de résultat et non plus de moyen, plaide-t-il. Ce serait infiniment plus motivant pour les agriculteurs et leurs conseillers.

Des enjeux de taille pour la nouvelle génération

Les défis de demain sont donc multiples. À commencer par l’inquiétante baisse de la démographie agricole, couplée à l’évolution de la taille des exploitations. Face aux énormes pressions de la globalisation, il adhère au concept de "santé unique" (One Health). Concept visant à agir, de manière frontale, sur la biodiversité, la santé humaine et le changement climatique. « Certains régimes alimentaires surprotéinés sont à remettre en cause en rééquilibrant le rapport entre protéines végétales et animales […] en dissociant les élevages extensifs, tels que le charolais, des élevages industriels ».

La liste des défis est encore très longue (baisse de la ressource en eau, soutien à l’agriculture périurbaine, déclinaison régionale du dérèglement climatique…). Au vu de l’interconnexion des enjeux agriculture, climat et territoire, la société a plus que jamais besoin d’agronomes. Grâce à leur vision systémique, ils comprennent parfaitement les notions de compromis et de conciliation, à l’instar des agriculteurs.

Mais pour l’heure, chaussez vos lunettes et bonne lecture ! (L’ouvrage est actuellement en libre accès sur la plateforme Quae).

Quelques recommandations

Pour faciliter la réflexion de son système de production, il existe des supports de lecture ou de jeu. Voici deux recommandations qui aident à mieux appréhender les bouleversements climatiques actuels.

Climator

Tout part d’un projet de recherche, synthétisé dans un livre. De 2007 à 2010, des équipes de scientifiques, coordonnées par l’Inra, ont simulé les effets du dérèglement climatique sur treize sites représentatifs. Ils ont alors observé le comportement des cultures et des forêts, conduites selon différents modèles agronomiques.

Rami Fourrager

Il s’agit d’un jeu de plateau basé sur l’adaptation du système fourrager, en élevage. Un cadre de contrainte est défini, selon l’étude menée (recherche d’autonomie fourragère, adaptation au changement climatique ou à un cahier des charges etc.). Les joueurs sont assistés par un animateur. Ce jeu constitue un support de discussion et de réflexion, notamment grâce à la feuille de calcul qui permet d’ajuster les critères de son système.

Quelques appels à la prudence

« Le développement du numérique est à double tranchant », met en garde François Kockmann. Bien sûr, il a permis de gagner en performance (avec les OAD notamment). Mais il faut veiller à ce que « certaines structures d’agrofourniture n’encapsulent pas l’observation, le raisonnement agronomique et la logique de décision de l’agriculteur », alerte-t-il. Les outils dématérialisés restant juste un support. Et ce n’est pas avec le manque de transparence des intelligences artificielles des Gafam à venir que la tendance va s’inverser…