Assemblée générale de Terre comtoise : Garder le cap dans un monde qui change

Alexandre Coronel
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Invité par Terre comtoise à s’exprimer sur le thème de la préparation au changement, le professeur de stratégie Philippe Silberzahn a donné à son auditoire, le 11 décembre, quelques clés pour comprendre l’importance des modèles de pensée dans la compréhension du monde qui nous entoure. Et combien il est vital de construire ses propres repères, d’avoir une identité solide, pour ne pas succomber à toutes les sirènes…

Assemblée générale de Terre comtoise : Garder le cap dans un monde qui change
Les sociétés humaines se structurent depuis la préhistoire autours de récits partagés… qui définissent les modèles de pensée indispensables à toutes les formes de coopération.

Paréidolie… ce terme d’origine grecque décrit notre capacité à interpréter le réel, à voir un visage dans la silhouette de trois oiseaux volant sur l’horizon. « Nous ne voyons pas avec nos yeux, mais avec notre cerveau », introduit Philippe Silberzahn, professeur de stratégie, chroniqueur, auteur, et spécialiste des transformations et adaptations des organisations face aux surprises, ruptures et situations d’incertitude radicale. « Je n’y connais rien en agriculture, avoue-t-il sans ambages : mais je m’intéresse à ce que les collectifs agricoles, tels que les coopératives, font du changement ». Invité à l’AG de Terre comtoise, le professeur a délivré quelques enseignements clés aux adhérents et collaborateurs de la coopérative présents le 11 décembre à Besançon-Micropolis. En commençant par expliquer l’importance fondamentale que jouent nos « croyances », nos « modèles de pensée » pour interpréter la réalité qui nous entoure, et… éventuellement coopérer à grande échelle pour réaliser des tâches complexes. « Dans la Nature, l’être humain est ‘’moyen partout’’ : à la course, à la nage… mais il s’est hissé au sommet de la pyramide alimentaire grâce à sa capacité à coopérer. Et cette capacité à coopérer repose sur des modèles de pensée partagés, qui nous évitent de devoir expliquer à chaque fois ce qu’est une conférence, ou une chasse au mammouth ! »

Routines et ruptures

Le quotidien des êtres humains est pour une large part constitué d’invariants, sur lesquels ils peuvent tabler et édifier des projets, prendre des décisions, améliorer leurs procédés : cycle jour/nuit, alternance des saisons, infrastructures, accès à tels ou tels services… « Mais parfois, il se produit des ruptures, telles que les guerres, les épidémies, l’inflation ! Le dernier grand plan anti-inflation, en France, datait de 1983. Il y a aussi des changements progressifs dont on prend soudain conscience : l’eau par exemple ! Jusqu’à présent, c’était une ressource naturelle qu’on utilisait sans compter, qu’on pensait inépuisable et toujours disponible, et là, brutalement, ça devient un enjeu socio-politique ».

Les croyances et les certitudes sur lesquelles sont bâtis les modèles d’affaire peuvent aussi s’effriter insidieusement. « Vous les agriculteurs, vous vous pensez comme producteurs de nourriture, et c’est comme ça que vous étiez encore perçus il y a peu de temps, vous avez même été des héros pendant la pandémie… et pourtant vous êtes montrés du doigt comme des empoisonneurs, des pollueurs, suspects d’être la cause du changement climatique. Nos représentations du monde peuvent changer rapidement. Regardez l’énergie nucléaire, depuis 20 ans, on cherchait à en sortir par tous les moyens, c’était présenté comme dangereux, les centrales étaient fermées les unes après les autres… et là, avec la guerre en Ukraine, finalement, en à peine deux mois, la relance du nucléaire est devenue une priorité stratégique nationale ! »

Un cadre institutionnel instable

Avec un État ‘’girouette’’ dans des domaines aussi stratégiques que la politique énergétique du pays, une gouvernance de l’Union européenne plus apte à produire des normes et des contraintes administratives qu’un plan à long terme, une hyper-volatilité des cours des matières premières, sur fond d’incertitudes climatiques, le pilotage d’une coopérative agricole relève de l’équilibrisme. « Il est important de s’appuyer sur ses fondamentaux. Quelles sont vos valeurs ? Vous êtes certains que la coopération est la forme d’organisation la plus pertinente pour affronter collectivement les défis, vous êtes là pour produire de la nourriture, pour nourrir la population : ça suffit. Il ne faut pas vous laisser imposer les modèles de pensée de ceux qui veulent vous voir disparaître. Si on vous accuse de polluer, et que vous rentrez dans une démarche RSE, vous donnez raison à vos adversaires, sur le fond. Vous êtes en train de reconnaître que oui, effectivement, l’activité agricole pollue. Mais vous ne pourrez jamais répondre à toutes les injonctions contradictoires de la société ! »

Les échanges de Philippe Silberzahn avec les administrateurs de la coopérative et les participants à l’assemblée générale de Terre comtoise ont fait émerger l’importance de l’identité, comme ressource solide face au changement « mais cette identité ne doit pas devenir une prison, met en garde le professeur : la confiance en soi, qui s’appuie sur une bonne connaissance de soi sont des facteurs clés de ‘’résilience organisationnelle’’, aussi bien pour les individus que pour les organisations. Ça veut dire qu’on sait ce qu’on vaut, et qu’on est capable de s’adapter aux changements, en changeant, mais sans se renier ».