Zones humides
Les zones humides, emblématiques des atermoiements publics

Alexandre Coronel
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En l’absence de définition pédologique ou juridique européenne tranchée, la zone humide constitue un « ensemble à contours flous », qui fera l’objet d’arbitrages locaux, ni scientifiques, ni démocratiques… au grand dam des représentants agricoles, qui ne demandent qu’un peu de visibilité et de cohérence en matière d’aménagement du territoire.

Les zones humides, emblématiques des atermoiements publics
Les représentants syndicaux de la grande Région avaient donné rendez-vous au préfet sur une exploitation haut-saônoise afin de faire le point sur les grands dossiers : Feader, zones humides, emploi, prédation…

« La carte n’est pas le territoire » : cet aphorisme d’Alfred Korzybski pourrait résumer l’incompréhension du monde agricole à l’aube d’un zonage des "zones humides", dans le cadre de la BCAE2 (exigences de conditionnalité des aides agricoles ayant trait à la protection des zones humides et des tourbières). Un décret du 29/12/2023 reporte d’un an la mise en œuvre de cette mesure, dont l’entrée en vigueur était initialement prévue pour le 1er janvier 2024. Depuis quelques mois, des cartes circulent, entre services de la Draaf et des chambres d’agriculture. Cartes de zonage de "zones humides", inquiétantes cartes pour les représentants de la profession agricole qui y voient une « nouvelle couche de contraintes », qui va se superposer avec celles déjà en vigueur liées aux directives nitrates, protections de captages, Natura 2000, ZNT, etc… Compte-tenu du réseau hydrographique de la grande région, l’impact pourrait être de taille, évalué à 1,3 millions d’hectares, dont les conditions d’exploitations pourraient être drastiquement durcies : interdiction de retournement des prairies, de travaux de drainage, etc.

Risques de sanctuarisation de l’espace agricole

Bref, une nouvelle sanctuarisation "tombée du ciel" qui inquiète fortement la profession ! Comme c’est aux États-membres – selon la direction générale Agri, service de la Commission européenne – de définir la cartographie ainsi que les exigences assorties, le syndicalisme s’inquiète aussi du risque d’appréciations françaises plus strictes que celles de voisins européens. « En commençant par la cartographie avant d’avoir une définition précise de ce qu’est une zone humide, on est une nouvelle fois dans l’incohérence, regrette Christian Bajard, président de la FDSEA de Saône-et-Loire. On est pris dans une surenchère ministérielle, sans le recul qu’on est en droit d’attendre de l’État, ni prise en compte des enjeux que sont la souveraineté alimentaire, le renouvellement des générations en agriculture et le maintien de l’élevage ». Or les répercussions économiques de mesures contraignantes sont de taille, comme l’a démontré Didier Vagnaux, le président d’Interval, en se fondant sur le cas concret d’une exploitation dont la pérennité est compromise par la délimitation de plusieurs nouvelles zones de captage. « Quand on investit dans une exploitation, quand on reprend une ferme, c’est sur la base d’un potentiel de production ! »

Dialogue avec le préfet de Région

Comme l’a expliqué le préfet de Région, Franck Robine, invité par la FRSEA le 16 janvier dernier à visiter une exploitation à Brussey pour dialoguer sur ce thème, « nous sommes encore dans la phase de travail administratif d’avant-projet de cartographie, qui va déboucher sur la phase de consultation en février : pour l’instant, il s’agit de documents de travail ! » Le représentant de l’État a également rappelé les objectifs d’une politique de protection des zones humides : « il s’agit de préserver la ressource en eau, en quantité, et en qualité : la Bourgogne Franche-Comté est la tête de point de trois bassins hydrologiques ».

Les représentants de l’agriculture régionale ne contestent pas l’intérêt de cette protection, eu-égard aux fonctions écologiques de réservoir de biodiversité, de piège à carbone et de régulation du cycle de l’eau, mais ne voudraient pas que s’impose une vision dogmatique et figée du territoire. « Ici à Brussey, illustre Philippe Auger, éleveur sur la commune, nous sommes en train de réhabiliter un fossé, historiquement situé sur l’emprise d’une voie SNCF aujourd’hui désaffectée, qui était en train de transformer les parcelles attenantes en zone humide ». Tout le monde se souvient aussi de la condamnation du maire de Versaugues, Louis Accary pour avoir curé un fossé en raison d'inondations récurrentes.

Pour une expertise de terrain

Un simple coup d’œil sur les paysages ruraux de Haute-Saône, où la superficie de forêts a doublé en un siècle du fait du recul de l’industrie sidérurgique et de l’agriculture, fait entrevoir l’inanité du soutien public à la plantation de nouveaux arbres… C’est plutôt l’élevage qui est menacé ici aussi. « Pour le zonage des zones humides, on voudrait une co-construction qui s’appuie sur une expertise de terrain, comparable à ce qui a été fait dans le département pour établir la cartographie des cours d’eau, et qui a demandé un gros travail en amont, plutôt que de n’avoir que quelques semaines pour se positionner », plaide enfin Thierry Chalmin, le président de la chambre de Haute-Saône. Et les manifestations de ce weekend et semaines à venir vont clairement mettre la pression en ce sens.

Gaec du Bas des Champs, à Brussey : Soudés pour défendre l’installation et sauver l’élevage
Le Gaec du Bas du Champs est une exploitation de polyculture-élevage de plaine, qui produit du lait et de la viande.

Gaec du Bas des Champs, à Brussey : Soudés pour défendre l’installation et sauver l’élevage

Le Gaec du Bas des Champs, à Brussey, offrait un cadre de choix pour présenter au préfet de Région les défis auxquels sont confrontés les exploitations de polyculture-élevage : lourdeurs administratives d’instruction d’un dossier bâtiment, manque de lisibilité de la politique d’installation, hausse des charges que peinent à compenser le prix du lait et de la viande…

C’est le visage de l’unanimité syndicale, face aux enjeux stratégiques auxquels fait face l’agriculture qui a été présenté au préfet de Région le 16 janvier dernier à Brussey. « Nous travaillons dans l’intérêt de tous les agriculteurs de Bourgogne Franche-Comté, et nous ne rentrerons pas dans le jeu de la division entre les anciennes régions, a insisté en préambule Christophe Chambon, le président de la FRSEA : c’est le même esprit qui nous anime que dans le dossier Profilait, qui permet de ramener de la plus-value sur nos territoires, pour toutes nos productions, nos filières végétales et animales ». L’occasion également, pour Emmanuel Aebischer, lors de la présentation de l’agriculture départementale, d’attirer l’attention du représentant de l’État au sujet de la déprise laitière en cours, source de fragilisation de l’économie agroalimentaire locale et des emplois induits. « Les calculs démontrent que l’augmentation du prix du lait payé aux producteurs a été entièrement consommé par la hausse des charges. Jusqu’à présent les cessations d’activité laitière étaient toujours à peu près compensées par des augmentations de volume chez les autres producteurs, mais depuis plusieurs mois, ce n’est plus le cas. Entre l’empilement des contraintes réglementaires, la faiblesse du revenu, les critiques sociétales… il y a un vrai découragement ».

L’élevage allaitant n’est guère mieux loti, et Philippe Auger a dû expliquer à Franck Robine comment la nouvelle Pac s’est traduit par une baisse du soutien européen en commuant l’aide à la vache allaitante en aide à l’UGB. « C’est de l’ordre de 5 à 6.000 € en moins par an et par exploitation ! », a-t-il estimé, pointant les conséquences de la décapitalisation du cheptel français, qui se traduit par une baisse de 20% des abattages bovins… et le recours à des importations de viande depuis l’Espagne, la Pologne.

Comme l’ont souligné successivement Florent Point, président des JA-BFC et Justine Grangeot, présidente des JA de Haute-Saône, l’installation souffre d’un manque de lisibilité de la politique régionale, avec des interrogations qui subsistent sur les montants accordés et leurs critères d’attribution. À un moment où justement le renouvellement des générations en agriculture fait face à un défi démographique inédit.

L’exemple de Guillaume Renaudot, fils d’un des deux associés et actuellement salarié du Gaec est révélateur. « J’ai entamé les démarches préalables à l’installation, mais je n’aurai pas de réponses sur les montants d’aides avant le mois de mai », déplore le jeune-homme, qui préfère différer son projet. Dans la même ferme, un projet de bâtiment pour les veaux attend depuis plusieurs mois le feu vert de la subvention. En attendant, les prix des matériaux continuent d’augmenter, ainsi que les taux d’intérêt, et finissent par remettre en cause le projet. « C’est le visage de l’agriculture départementale qui est en train de changer », alerte Thierry Chalmin. C’est un fait, la tentation est forte d’abandonner les productions animales et les astreintes quotidiennes associées, dans un contexte aussi défavorable. « Et en même temps, on nous dit que c’est l’herbe et pâturage qui sont le mieux à même d’occuper l’espace en protégeant la ressource en eau ! » interpelle Didier Vagnaux, le président de la coopérative Interval.

AC