Blés bio de qualité meunière
Agriculture biologique : Vertus et limites d’un système autonome sur le long terme

Delphine Bouttet, Audrey Pegues, Romain Pesou (Arvalis)
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La luzerne dans la rotation peut fournir suffisamment d’azote pour produire des blés bios de qualité meunière. Mais en l’absence d’apport d’engrais organiques, les teneurs en phosphore des sols diminuent.

Agriculture biologique : Vertus et limites d’un système autonome sur le long terme
Avec des charges de fertilisation contenues, et la production de cultures à forte valeur ajoutée tels que le blé meunier, le système dégage des marges nettes positives 12 années sur 14 (sans compter les aides directes).

Depuis 2009, Arvalis suit un dispositif expérimental à Boigneville, dans l’Essonne pour étudier les performances techniques, économiques et environnementales d’un système de grandes cultures bio sans apport extérieur d'azote. « Les résultats obtenus depuis 2009 mettent en évidence de bonnes performances économiques, malgré des échecs techniques rencontrés sur féverole ou lentille. Attention tout de même à mettre ces résultats au regard de la durabilité technique du système vis-à-vis de l’absence de fertilisation, à l’origine d’une baisse constante des teneurs en phosphore », synthétisent les responsables du dispositif.

Des méthodes mises au point par Arvalis et éprouvées depuis de nombreuses années permettent d’extrapoler les résultats obtenus sur les 5,2 ha du dispositif expérimental à une exploitation de 300 ha pour deux actifs avec l’outil Systerre®. Cette surface d’extrapolation de 300 ha est prise en compte au quotidien dans le choix et la gestion des interventions. Les cultures ne sont binées par exemple dans le dispositif que si les jours disponibles sont suffisants pour le faire sur une ferme de 300 ha. Le parc matériel de cette ferme extrapolée a été défini de manière optimisée en fonction du contexte pédoclimatique de Boigneville, de la taille de l’exploitation et de la main-d’œuvre disponible.

Des produits d’exploitation stables

Depuis le début de l’essai, les produits du compte de résultat (= rendement * prix + aides) sont assez stables : 1.493 €/ha sur 2009-2022 et 1.560 €/ha sur 2017-2022 (contexte de prix du blé plus élevés). « L’écart de produits entre années s’explique principalement par des variations de rendements plus que de prix. L’année la moins bonne (2016) s’explique par un contexte climatique particulier (inondation) qui a fait chuter l’ensemble des rendements. À l’inverse, les années 2017 et 2019 obtiennent les meilleurs produits grâce à des rendements en blés très supérieurs à la moyenne ».

Concernant la récolte 2022, le produit se maintient à un bon niveau grâce à de bons rendements et des prix plutôt à la hausse (céréales fourragères, oléagineux et protéagineux). Seul le prix du blé tendre a diminué, passant de 460 €/t en 2021 à 370 €/t en 2022, compte tenu d’une production nationale supérieure à la demande.

En l’absence de charges d’engrais…

Côté charges, elles sont également assez stables sur la période 2009/2022 : elles s’élèvent à 891 €/ha. Les charges de mécanisation et les cotisations sociales de l’exploitant représentent à elles seules presque deux-tiers des charges. Si les cotisations sociales de l’exploitant sont assez variables, de 122 à 253 €/ha en fonction du revenu dégagé par le système (calcul sur la campagne et non lissée sur 3 ans), les charges de mécanisation sont assez stables depuis la mise en place du dispositif (249 €/ha en moyenne). Le montant des charges opérationnelles dépend avant tout de l’achat de semences, soit en moyenne 115 €/ha (les rapports semences de ferme/semences certifiées choisis reflètent la situation moyenne des fermes régionales).

La récolte 2022 affiche les charges les plus importantes depuis le début du dispositif, avec un total de 992 €/ha. L’augmentation est particulièrement marquée pour le poste fuel (+36 €/ha par rapport à 2021) et le poste semences (+10 €/ha) à cause de l’augmentation conjointe des coûts des semences certifiées et de ferme.

Et des marges satisfaisantes jusqu’à maintenant

En moyenne, sur 2009/2022, la marge nette avec aides est de 607 €/ha et de 138 €/ha sans les aides. Même sans les aides, la marge nette de l’exploitation reste positive 12 années sur 14 depuis le début du dispositif. La marge nette correspond à ce qu’il reste à l’agriculteur pour réinvestir, se rémunérer et payer ses impôts.

Ces bons résultats économiques sont permis par des cultures à fortes valeurs ajoutées comme le blé à destination de la meunerie. Son seuil moyen de commercialisation sur 2009-2022 est de 205 €/t pour un prix de vente moyen de 404 €/t. Ces résultats s’expliquent aussi par la présence dans la rotation de cultures moins rémunératrices, mais dont la vocation agronomique les rend indispensables. C’est notamment le cas de la luzerne (lire encadré), dont le seuil de commercialisation moyen sur 2009-2022 est de 106 €/t pour un prix de vente moyen de 88 €/t. N’oublions pas de préciser que certaines cultures peuvent, certaines années, avoir des rendements à 0 à cause de différents accidents, comme l’inondation de la féverole en 2016 ou encore une attaque de bruche trop importante sur la lentille en 2022.

La luzerne : moteur éprouvé de la rotation
La place la luzerne dans la rotation a augmenté au fil des années.

La luzerne : moteur éprouvé de la rotation

Avec sa capacité fixatrice d’azote atmosphérique, la luzerne joue un rôle clé dans le système biologique autonome imaginé par les ingénieurs d’Arvalis. De plus, cette culture possède aussi des qualités dans le domaine de l’amélioration de la structure du sol, pour contribuer à sa fertilité physique, tout en limitant les problèmes de mauvaises herbes.

Le dispositif expérimental de suivi longue durée mis en place par Arvalis à la ferme de Boigneville étudie un système de grandes cultures conduites en agriculture biologique sans apport exogènes d’engrais organiques, en particulier d’azote. Il repose sur une rotation longue avec de nombreuses légumineuses, seule source d’azote pour les autres cultures. La luzerne est le moteur principal de ce système pour deux raisons : son effet précédent qui permet d’alimenter en azote les deux blés suivants, et son effet nettoyant sur les adventices. La rotation est cohérente avec les pratiques observées dans la région Île-de-France et la présence de la luzerne est permise par sa valorisation en débouché déshydratation.

Rotation longue, pour faire plus de place à la luzerne

La rotation du dispositif n’a cessé de s’allonger depuis 2009, passant de six à huit ans en 2015 puis à dix depuis 2019. Ces allongements successifs ont eu pour objectif commun d’augmenter la fréquence de retour de la luzerne, à la suite de contre-performances observées depuis 2013. À l’exception de la luzerne et de la lentille, les rendements obtenus reflètent les potentiels atteignables en bio dans le contexte pédoclimatique de Boigneville (limons argileux peu calcaires sur 30 à 90 cm de profondeur).

La lentille n’ayant pas donné satisfaction, elle est remplacée depuis le semis 2023 par un mélange pois-triticale, qui permet de maintenir une légumineuse. Les variétés de blé sont choisies en fonction de leur position dans la rotation : variétés de compromis rendement/protéines à la suite de la luzerne, variétés typées protéines en précédent féverole. À noter que toutes les variétés sont résistantes à la rouille jaune.

L’objectif est d’avoir un blé panifiable mieux rémunéré. La stratégie variétale a permis d’atteindre, même sans apport exogène d’azote, en moyenne le taux de 10,5 % requis en protéines. Aucun problème de mycotoxines n’a jamais été constaté, même en 2016 où le printemps a été très pluvieux.

Côté couvert, la priorité étant donnée à la gestion des chardons, en moyenne sur neuf ans d’implantation, les biomasses sont très faibles, avec une moyenne de 0,6 t MS/ha (pas de levées à un maximum de 1,6 t MS/ha en 2015). En majorité, le couvert implanté en août/début septembre était du trèfle incarnat (légumineuse pure réglementairement autorisée en bio).

Des problèmes de développement de luzerne nous ont conduits à faire des diagnostics approfondis (analyses, essais aux champs et en laboratoire). Ils ont mis en évidence une carence en soufre, phénomène en lien avec des retombées atmosphériques en diminution constante (60 kg SO3/ha en 1980, 24 kg/ha en 1990, 3,3 kg/ha émis en 2014).

Pour y remédier, des apports systématiques de kiésérite (l’équivalent de 60 kg SO3/ha) sont réalisés chaque année sur la luzerne depuis 2017. Si l’autonomie en azote semble aujourd’hui possible sans aucun apport de fertilisants extérieurs, il n’en est pas de même pour le soufre.

Un appauvrissement progressif en phosphore et potassium

Quant aux éléments phosphore (P) et potassium (K), ils ne font que diminuer. Si la teneur en potassium reste satisfaisante en lien avec la richesse du sol, celle en phosphore est plus préoccupante. Cette teneur reste tout de même convenable en comparaison avec certaines observations faites dans le cadre du projet PhosphoBio. L’observatoire du Bassin parisien montre que la moyenne en phosphore est de 47 mg/ha sur un échantillon de 58 parcelles et que 35 d’entre elles sont en dessous du seuil renforcé pour les cultures moyennement exigeantes (orge, pois…).

Alors que l’adventice la plus problématique sur la partie conventionnelle est le ray-grass, la flore du dispositif bio est avant tout composée de dicotylédones annuelles. Chardons et folles-avoines sont aussi observés. Les différentes stratégies mises en œuvre pour gérer les adventices sur le dispositif donnent satisfaction au vu des notations réalisées. Les leviers agronomiques comme le labour, le semis tardif, la présence de la luzerne, et l’utilisation du désherbage mécanique permettent de maintenir un salissement acceptable sur les céréales. La gestion du salissement sur le lin et la féverole reste plus difficile mais non problématiques (gestion à l’échelle de la rotation).