Économie agricole
De l’inflation à la récession ?

Cédric Michelin
-

Le 15 septembre à Jalogny se tenait une session de la chambre d’agriculture très orientée « économie » (la prochaine sera entièrement dédiée à la viticulture). Les experts s’enchaînaient pour donner une vision globale allant du local à l’international en passant par le départemental et le régional. Si 2022 semble tenir face aux à-coups, 2023 et déjà 2024 pourraient enclencher un cycle négatif.

De l’inflation à la récession ?

Certes, « personne ici n’a de boule de cristal » mais chacun peut voir les nuages s’amonceler à l’horizon. La session de la chambre d’agriculture de Saône-et-Loire donnait donc la parole à plusieurs experts, économistes, directeurs, agriculteurs… pour tenter de comprendre « les répercussions pour notre agriculture afin d’anticiper à court et long termes. Ne serait-ce que sur les intrants, on se rend bien compte qu’on est dépendants de certains pays, ce qui pose question sur la place et le rôle de notre agriculture », introduisait le président, Bernard Lacour.
Il laissait alors la parole à Thierry Pouch. Reconnu nationalement, l’économiste de Chambres d’agriculture France (ex-APCA), Thierry Pouch, a recontextualisé un certain nombre d’indicateurs économiques mondiaux et nationaux. « Les cycles haussiers ne sont pas inédits dans l’histoire récente. En revanche, les fondamentaux de l’offre et de la demande sur les marchés sont aujourd’hui largement dépassés depuis le 24 février et la guerre en Ukraine », débutait-il. Tous les économistes semblent sans repère. Essayant de se rattacher au choc pétrolier des années 1970 ou à la crise financière de 2008, la grosse différence qui semble se profiler est « que les prix avaient couvert les hausses. Pas cette fois ! » Et cet effet ciseaux durable change tout.

Attention, « les prix ne vont pas couvrir les hausses ! »

Pourquoi, pas cette fois ? « Car ce sont deux géants agricoles » qui sont en guerre : Ukraine et Russie. La Russie étant en plus le premier exportateur au monde de gaz et le troisième pour le pétrole. Ceci intervenant en pleine inflation mondiale à la sortie de la pandémie de Covid en raison des plans de relance. Sans oublier l’appétit d’ogre de la Chine qui « siphonne toutes les matières premières », y compris de blés, maïs… pour reconstituer et nourrir son cheptel porcin décimé par la peste (PPA). Fautifs coupables, les banquiers centraux n’ont pas relevé les taux de crédit suffisamment tôt pour anticiper l’inflation, économique (emploi) aux États-Unis, énergétique en Europe.
La guerre a donc été « un choc terrible » pour les marchés financiers, « réactifs avec leur aversion du risque », provoquant des pics à plus de 400  €/t sur le marché du blé tendre, mais également sur les autres marchés grains.

Chantage à la famine mondiale

Après la dislocation du bloc soviétique et la « reprise en main par Poutine » de son agriculture, la Russie est devenue le premier exportateur de blé (40 millions de t) et exporte aussi 10 % du total des maïs et 18 % des échanges mondiaux de tournesols (même 80 % des tourteaux mondiaux). Avec le chantage nucléaire (missile, centrales), Poutine fait également un chantage au blé, face aux sanctions. Son ambition finale serait de « désoccidentaliser les marchés agricoles » mondiaux. Il n’est pas loin de parvenir à ses fins au vu de la situation « précarisée » de plusieurs pays dépendants des importations pour nourrir leur population, en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud « malgré des géants » (Brésil…).
Des famines et des déstabilisations politiques suffisamment fortes pour remettre en cause le Green deal européen et, plus ancien, l’accord avec l’Amérique sur l’approvisionnement en protéines végétales au moment de la création de la Pac.
Pour l’heure, Thierry Pouch ne voit pas la réussite des pistes classiques économiques. « Les banques centrales vont resserrer les crédits, ayant des conséquences lourdes pour les investissements ou sur la dette des États ». Les coûts des énergies voire, les coupures cet hiver, risquent de mettre à l’arrêt les usines ou en délocaliser... « La parité euro-dollar renchérit aussi nos importations d’énergie » et creuse notre déficit commercial.

2023, annus horribilis

Ceci se traduit par exemple sur le marché des engrais, par des arrêts d’usines de fabrication en France et en Europe (Yara…). « Les prix élevés auront des conséquences sur l’état des récoltes en 2023 ». Et de fil en aiguille, le coût des aliments va suivre, prolongeant la décapitalisation des cheptels viande et lait. Avec des droits de douane à zéro, l’Ukraine a déstabilisé la filière volailles (+122 % d’importation en un an).
Car les ménages français ont commencé à faire leurs arbitrages au détriment des produits Bio ou sous signe de qualité. « Les clients se réfugient sur les premiers prix par anticipation de l’hiver. La restauration collective et scolaire va aussi avoir du mal à s’approvisionner… », prévient Thierry Pouch. Pourtant l’inflation en France est contenue à +6,5 % pour l’heure, alors qu’elle est déjà à +9 % en zone Euro et même à +25 % en Estonie ou +14 % aux Pays-Bas.

Quel nouvel ordre mondial ?

Qu’est-ce qui ressortira au final de cette inédite « superposition de crises » ? « Un nouvel ordre mondial », prédit Thierry Pouch, sans toutefois savoir quelle sera la « puissance hégémonique ». Si la Russie gagne l’Est de l’Ukraine avec sa production abondante et ses terminaux portuaires, la réponse sera proche d’une bascule russe qui détiendrait alors 35 % des exportations mondiales de grains.
La crise Covid avait déjà fait réfléchir sur l’autonomie et la souveraineté alimentaire. Les Occidentaux avec leurs politiques libérales « croyaient en l’économie de l’immatériel, l’économie de la connaissance, la technologie… et laissaient le reste de la production aux autres pays. Erreur ! Les matières premières redeviennent fondamentales pour nos sociétés. Le bilan de la mondialisation va être revu » à cette aune, concluait Thierry Pouch.
Dans cette tourmente mondiale, les marchés agricoles vont être « bousculés, secoués, instables », prévient-il. Le temps que des « mécanismes de stabilisation » soient mis en place, Thierry Pouch ne peut que conseiller aux agriculteurs « d’être autonomes, d’être économes en intrants, voire de produire vos propres énergies. Même si viendra vite le débat entre alimentaire et énergie non alimentaire ». Mais c’est une autre question…
Pour l’heure, les yeux restent fixés sur l’Ukraine qui laisse craindre une baisse de 23 % de sa production en blé, et -50 % en maïs en raison de la guerre. Reste l’autre grande inconnue 2023 : du climat froid avec La Niña et de la sécheresse avec le changement climatique.

2022 sauvée par les cours

De la chambre d’Agriculture Bourgogne Franche-Comté, Sophie Dubreuil faisait un point de conjoncture. L’experte ne pouvait entrer dans le détail de chaque filière. Avant même la fin de l’année, 2022 aura été marquée par des conditions climatiques « difficiles » (grêle, sécheresse, canicule…) et par « l’explosion » des matières premières, énergie et intrants en tête. Côté débouchés, globalement, ces tensions géopolitiques et l’offre de production « réduite », à travers le monde, ont « élevé » les cours dans presque toutes les productions, atténuant certes les pertes en quantité, mais ne permettant pas d’être rassuré pour l’avenir, surtout en grandes cultures qui voient déjà une « explosion des charges en 2023 ».
En viticulture, la pluie de juin et d’août aura permis in extremis d’être près d’une récolte « pleine » en Saône-et-Loire, permettant de reconstituer des stocks. Faute de volume, « la Bourgogne est pénalisée en grande distribution et même en valeur. Idem à l’export, notamment avec le ralentissement de l’économie britannique » depuis le Brexit. Les cours du vrac reviennent donc à plus des niveaux « normaux ».
En bovins viandes aussi les cours sont à de « bons niveaux » en maigre ou en gras, masquant mal toutefois les effets « compliqués » de la sécheresse pour ceux en système « tout foin ». Si la hausse des cours a précédé la hausse des charges, « les problèmes de trésorerie vont monter », prévient Sophie Dubreuil. La décapitalisation « accélère » toujours depuis 2016 avec 70.000 bovins en moins (-10.000 / an) soit 11 % du cheptel allaitant.
Après les arrêts en bovins lait, ce dernier est devenu une « denrée rare », avec une nouvelle « forte baisse » de la collecte en 2021, bien que 2022 ait mieux démarré avec de « fortes hausses » des cours (+70 €/1000 l en un an). Mais là encore, les hausses de charges atteignent des records, comme l’indicateur Ipampa. Reste que la « balle a changé de camp » et désormais ce sont les entreprises (Danone, Etrez…) qui cherchent de nouveaux éleveurs laitiers car les 250 exploitations restantes en Saône-et-Loire ne peuvent produire plus…
Effet pervers, les cours dit « hauts » ont leurs revers, celui d’augmenter les reprises en vue d’installations surtout pour les hors cadre familiaux.