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Les vins se mettent à la blockchain et aux NFT

Après de premiers essais dans la traçabilité agroalimentaire à la fin des années 2010, c’est au tour du vin et des grandes cultures d’être courtisés par les blockchains. Dans le domaine du vin haut de gamme, une vingtaine de start-up sont nées en quelques mois pour développer, notamment, de nouvelles plateformes de marché de type Web3.

Les vins se mettent à la blockchain et aux NFT
Token ou jeton en anglais sont déclinés en informatique en blockchain pour une traçabilité décentralisée

Selon le Boston consulting group (BCG), l’agriculture est, avec l’immobilier d’habitation, une cible idéale de la « tokenisation » des actifs, qu’il s’agisse des commodités ou du foncier agricole lui-même. Si les initiatives restent marginales, très immatures et aux effets méconnus, elles sont porteuses d’une même promesse : la baisse des coûts des contrats et des contrôles par le numérique. En particulier dans le monde des vins.

« La blockchain dans le quotidien des agriculteurs, ce n’est pas avant dix ans », avertit Emmanuel Aldeguer. Bien qu’à la tête d’une société spécialisée dans le domaine (OKP4), l’entrepreneur se veut prudent : « Parler de blockchain aujourd’hui, c’est comme si nous parlions d’internet en 1995. Il est encore compliqué d’imaginer tout ce que l’on peut faire, et encore plus pour l’agriculture ». Technologie née en 2008, la blockchain permet d’enregistrer des transactions sans tiers de confiance. C’est un registre numérique sécurisé de manière cryptographique. Avec elle, c’est l’informatique qui rassure les deux parties d’un contrat, et non plus le notaire, l’auditeur, le banquier… Sa promesse : à tout le moins, baisser les coûts des transactions, des contrats, des contrôles. Pour certains, changer la gouvernance du numérique, en la rendant plus transparente et horizontale. Depuis sa création, les usages se succèdent, qui ont bien souvent trouvé une déclinaison agricole. Blockchains de traçabilité – sa déclinaison la plus mature –, crypto-actifs dits stables (stable-coin), « tokenisation » d’actifs immobiliers…

Boom des NFT dans le vin

La blockchain, c’est aussi les NFT (non fongible token), ces nouveaux types de certificats de propriété. Après une opération pionnière de Dom Perignon en octobre 2021, de nombreuses start-up reprennent l’idée pour la commercialisation de bouteilles de vin haut de gamme. Le 5 juillet, l’association de start-up Wine Tech organisait un évènement dédié aux NFT, à Montrouge, près de Paris. Il existerait déjà une vingtaine de start-up opérant dans ce secteur à forte valeur ajoutée, où le coût de la solution ne constitue pas vraiment un frein. Le vigneron de Vosne-Romanée, le Domaine du Comte Liger-Belair utilise les NFT pour rendre unique ses bouteilles.

Plusieurs usages de la blockchain coexistent dans les NFT viticoles, liste Laurent David, président de la Wine Tech. Le premier : créer des places de marché en ligne plus transparentes. C’est notamment le cas de la start-up Woken Wine, qui proposera prochainement une place de marché en ligne et privée, pour professionnels et « collectionneurs », sur laquelle « chaque membre de la communauté a la faculté de connaître l’historique des bouteilles dont il se porte acquéreur, de l’origine de la bouteille à sa destination finale ». Dans ce type de schéma, les vignerons peuvent espérer entrer en contact direct avec les consommateurs finaux – qu’ils ne connaissent souvent pas. Ainsi, ils pourront par exemple intégrer dans le NFT d’une bouteille une visite gratuite de leur domaine et espérer fidéliser les clients.

Autre usage, moins récent : l’appui à l’authentification des vins de luxe, service important dans un secteur miné par les contrefaçons, où « les grands crus classés peuvent changer de main entre six et dix fois avant d’être consommés », rappelle Laurent David. Cet usage de la blockchain remonte d’ailleurs à une date antérieure à l’essor du terme de NFT. En 2019, la société d’enchères IdealWine avait déjà développé des services de certificats d’authentification des bouteilles via blockchain et accessibles par des puces RFID, pour renforcer son activité historique d’expertise.

Dernière utilisation recensée : la création de collections de bouteilles customisées, initiée notamment par Laurent David. Avec son château Edmus de Saint-Émilion, l’entrepreneur a mis aux enchères dix magnums sur lesquels avaient été acollés des œuvres d’art uniques, liées à des NFT. Le vin tente ici de surfer sur la tendance lancée par le monde de l’art contemporain pour l’authentification des œuvres numériques.

Selon une enquête Ipsos menée en février, 8 % des Français ont déjà acquis des crypto-monnaies, essentiellement des jeunes de moins de 35 ans.

Tour d’horizon des cas d’usage agricole de cette technologie encore très immature, mais pleine de potentiel, selon ses promoteurs.

Numériser l’audit et les contrôles
La fin des années 2010 a marqué l’apogée du bruit médiatique autour de la blockchain en agriculture, avec l’émergence de nouveaux outils de traçabilité de filière, portés en France par les sociétés Crystal Chain ou Connecting food. Lancés respectivement en 2016 et 2017, les cas d’usage de Walmart et Carrefour en sont les exemples les plus connus. Ils illustrent les deux grandes applications de la blockchain en traçabilité agroalimentaire : sécurité sanitaire et marketing, rappelle le chercheur du Cirad Florent Saucede, dans une récente étude parue aux Annales des mines.

Chez Walmart, la blockchain a permis notamment d’accélérer la traçabilité sur des produits « qui ont fait l’objet d’une crise ou présentent des risques importants ». Ainsi, les origines géographiques d’une mangue tranchée importée d’Amérique latine ont pu être retracées en « 2,2 secondes, contre 7 jours auparavant », malgré les seize producteurs, deux conditionneurs, trois courtiers, deux entrepôts et les transformateurs impliqués, rapporte Laurent Saucede. Chez Carrefour, l’usage s’est porté sur un produit à cahier des charges, le poulet d’Auvergne FQC, dont les consommateurs pouvaient connaître l’origine via un QR code. Pour le distributeur français, « l’approche, orientée consommateur, vise la construction de la confiance », résume le chercheur.

« Nous mettons un outil à disposition de nos clients, qui peut être interrogé en permanence et dont ils peuvent faire l’usage qu’ils veulent : qu’il s’agisse d’optimiser la traçabilité, la logistique, leur politique RSE ou de communiquer auprès du consommateur », explique Stefano Volpi, co-fondateur de Connecting Food, qui propose des services similaires à l’industrie agroalimentaire européenne. Les détracteurs de ces usages y voient une démarche avant tout marketing, surfant sur la notoriété de cette nouvelle technologie. « Il est vrai que l’on peut faire de la traçabilité sans blockchain, mais la blockchain est un élément important de notre activité, se défend Stefano Volpi. Elle apporte la sécurité, la baisse des coûts et de nouvelles possibilités de gouvernance. » Ainsi, la société ambitionne de remplacer une grande partie de l’activité des sociétés « classiques » d’audit en place, grâce à ses logiciels et ses blockchains.

Depuis ses premiers ballons d’essai, Walmart avait étendu la blockchain aux salades en sachet, Carrefour à des produits pour bébé de marque Guigoz, ou à des cafés Malongo. Malgré le Covid, puis la crise du pouvoir d’achat, les annonces d’autres sociétés continuent pour l’instant de se succéder, avec dernièrement le semencier BASF, pour la traçabilité du coton « de la semence au tissage ». Malgré les bénéfices promis par les start-up, les effets de cette nouvelle forme de traçabilité sont encore méconnus : gouvernance, surveillance, revenus… Plusieurs chercheurs du Cirad, de Supagro et de l’Inrae vont enquêter sur le sujet jusqu’en 2026 (projet BBSC).

Baisser le coût des échanges de données
Les cahiers des charges de qualité et les origines ne sont évidemment pas les seules informations à pouvoir être inscrites et échangées sur des blockchains. Des initiatives ont fleuri partout dans le monde, y compris pour assurer la traçabilité de pratiques environnementales ou de cadastres fonciers. Des opérateurs français explorent ses possibilités pour faciliter et encadrer les échanges et partages de tout type de données (p.ex. consentement à partager une information). Financé par la profession agricole et la Caisse des dépôts, Agdatahub travaille depuis février avec Orange sur « l’identité numérique agricole » et les consentements des agriculteurs à échanger leurs données.

De son côté, la société OKP4 développe, depuis 2018, une blockchain dédiée notamment aux filières agricoles, pour tous types de services. Elle a notamment travaillé avec le réseau comptable Cer France Bretagne sur un outil intitulé La Data est dans le pré. Objectif : « produire des prix de revient du lait prenant en compte les pratiques environnementales », explique son fondateur Emmanuel Aldeguer. L’avantage de son outil, assure-t-il, c’est qu’il « permet de raccourcir le temps de calcul des coûts de revient et de limiter les investissements pour le faire. Sans blockchain, il faudrait créer des infrastructures plus coûteuses. »

Rappelons toutefois que la créativité suscitée par les blockchains ne convainc pas toujours. Créée en 2018 sous le nom de Ferme France, le projet de notation des produits alimentaires La Note globale – qui a cessé ses activités au printemps – incluait à son origine un volet de blockchain. Il n’avait pas emporté l’adhésion des actionnaires, notamment issus de coopératives agricoles, qui rayèrent cette partie du projet. Les crypto-monnaies n’ont pas toujours fait une bonne presse à la blockchain.

Et le secteur de la blockchain a lui aussi ses querelles de chapelles. À l’instar des débats qui ont cours sur la gouvernance d’Internet, les professionnels des cryptos distinguent deux types de blockchains d’échanges de données : celles dites publiques (p.ex. Bitcoin, Ethereum, OKP4), accessibles à tous ; et celles dites privées, ou « permissionnées », contrôlées par un gestionnaire de réseau (p.ex. AWS, Azure, IBM, Connecting food). « Notre protocole est mis à disposition des développeurs, ce sera un choix politique du secteur agricole d’utiliser un environnement décentralisé ou non », prévient Emmanuel Aldeguer, fervent partisan des blockchains publiques.

Stable-coins et « tokenisation » de fermes
Dans la finance aussi, on s’intéresse aux blockchains. Plusieurs crypto-monnaies dites stables (stable-coin) ont été créées ces dernières années en Amérique du Sud (voir notre article), dont l’AgroToken argentin indexé au prix de la tonne de soja. Leur objectif : permettre aux agriculteurs de financer leurs achats d’équipements et d’intrants, ici pour la culture de soja. Les argentins d’AgroToken ont déjà convaincu la banque espagnole Santander et les solutions de paiement par carte du groupe Visa. Présente en Argentine, au Brésil et au Paraguay, la start-up projette de s’étendre sur le blé aux États-Unis et en Uruguay.

Une initiative qui fait écho à celle du négociant français Marcel Turbaux. Le picard a créé une société coopérative – ouverte aux banques, particuliers, entreprises du secteur – permettant de faire des avances de trésoreries aux agriculteurs, sous un écosystème de stable-coin indexée sur l’euro. L’objectif est le même : aider les agriculteurs à se financer, et devenir un « supra-négoce, permettant aux coopératives et négoces de soulager leurs comptabilités », explique Marcel Turbaux. En test depuis trois ans, revendiquant un chiffre d’affaires de sept millions d’euros et 55 à 60 membres, Turbo Cereal espère accélérer son développement en 2023.

NFT viticoles, crypto-monnaies céréalières… C’est ce que le Boston consulting group (BCG) appelle la « tokenisation d’actifs ». Dans un récent rapport co-écrit avec le cabinet asiatique ADDX, le BCG estime que cette activité pourrait concerner 5,6 milliards de dollars d’actif d’ici 2026, contre 2,3 milliards actuellement. Et de citer l’agriculture comme l’un des secteurs cibles. Pour l’heure, elle concerne essentiellement l’immobilier d’habitation. Au Canada, c’est la start-up RealT qui est à la pointe de ce marché naissant. Elle permet à des propriétaires " nouvelle génération " de toucher des portions de loyers d’appartements ou de maisons, dont la propriété a été numérisée, divisée sous forme de titres cryptographiés (token) mis en vente sur des places de marché en ligne.

Demain, il pourrait en être ainsi du foncier agricole ou du capital de sociétés agricoles. Interrogé par Agra Presse, le co-fondateur de RealT Rémy Jacobson promet de s’attaquer au marché de l’agriculture, mais pas avant le troisième trimestre 2023. En France, la tokenisation de l’immobilier est encore « très émergente », explique Cédric Dubucq, avocat associé au cabinet Bruzzo-Dubucq, spécialiste des crypto-actifs. Deux possibilités légales s’offrent aux intéressés : « la digitalisation de l’actionnariat d’une SCPI, ce qui est possible légalement depuis 2018 », ou bien « les fonds d’investissement alternatifs, qui permettent de mobiliser des financements atomisés ». Selon lui, quelques « grandes familles » seraient intéressées, dont les actifs comprendraient notamment des biens agricoles.