EXCLU WEB / Les filières bas-carbone, le marché parallèle

Pour rémunérer les efforts des agriculteurs, un autre marché se profile : les filières bas carbone. Ici pas de crédit, mais un simple bonus accordé aux produits à émissions réduites, que les entreprises espèrent ensuite valoriser auprès des consommateurs. Encore peu encadrées au niveau réglementaire, et cumulables avec les crédits, ces primes concernent plutôt actuellement en France les grandes cultures. Pour le ministère, il pourrait s’agir d’un moyen de pérenniser les projets issus du label bas-carbone.

EXCLU WEB / Les filières bas-carbone, le marché parallèle

S’ils prouvent que les émissions de leur lait ou de leur blé sont réduites par rapport à la moyenne, les agriculteurs pourraient demain commercialiser des produits agricoles estampillés « bas-carbone ». Principal avantage : les primes concédées pour ces produits par les coopératives ou les transformateurs seront cumulables avec les crédits générés grâce au label bas carbone.

La seule limite légale vient de la loi climat. Afin d’éviter le « greenwashing », cette loi interdit désormais d’apposer sur les étiquettes les mentions « neutre en carbone » ou équivalentes, sans mettre à disposition du public des bilans d’émissions détaillés, le détail des démarches de réduction d’émission, ainsi que « les modalités de compensation des émissions de gaz à effet de serre résiduelles ».

Alors que l’achat de crédits carbone repose essentiellement sur le bon vouloir des entreprises et collectivités, c’est ici le consommateur qui doit financer les efforts des agriculteurs. Les surcoûts devraient rester modiques, assure Chuck de Liedekerke, P.-D.G. de Soil Capital, une entreprise belge positionnée sur le marché du carbone. « Nous avons rencontré un brasseur qui était perplexe, mais qui a rapidement été convaincu. Une prime de 35 €/t d’orge représenterait un coût supplémentaire d’à peine 2 ct/L de bière. »

Les filières végétales en avance

En France, c’est en oléagineux que ce type de mécanisme est aujourd’hui le plus avancé, avec l’offre Oleoze de Saipol (groupe Avril, actionnaire d’Agra), plutôt destinée à l’Europe du Nord. Les agriculteurs qui, par les pratiques déclarées en matière de rotation ou de fertilisation, parviennent à réduire d’au moins 60 % les émissions des biocarburants par rapport à un carburant classique, peuvent alors prétendre à des bonus de 25 € à 50 €/t de colza ou de tournesol.

Et le marché semble dynamique : avec 245.000 t de graines vendues en 2021, Saipol espère atteindre 400.000 t dès 2022. « La réglementation autorise à combiner ces primes avec les crédits carbone, mais nous conseillons plutôt de privilégier l’un ou l’autre », souligne Fabien Kay, responsable de la communication chez Saipol. De nombreux autres acteurs s’engouffrent dans la brèche. Au Salon de l’agriculture, InVivo a ainsi annoncé le lancement d’une marque ingrédient bas-carbone, qui pourrait atteindre d’ici 2024 près de 2 Mt de blé et 500.000 t d’orge de brasserie.

En produits animaux, l’offre demeure plus timide. Bleu-blanc-cœur serait l’un des seuls acteurs français à s’en approcher, avec des primes d’environ 30 €/L pour tous les agriculteurs respectant son cahier des charges garantissant des réductions de 20 % d’émissions par rapport au conventionnel. De même en œuf et en volaille de chair, le travail sur l’alimentation permettrait selon l’association de réduire les émissions de 18 % et 23 % respectivement.

Ailleurs dans le monde, des initiatives vont toutefois déjà plus loin. L’américain Neutral commercialise ainsi déjà du lait conventionnel et biologique neutre en carbone grâce à un travail sur les émissions et des achats de crédits carbone pour les émissions résiduelles. De même, les Brésiliens de Marfrig, avec le soutien de l’Embrapa (conseil agricole public), vendent depuis 2020 une viande neutre en carbone grâce à des projets.

Un relais des crédits carbone

Ces filières bas carbone permettraient par ailleurs, selon certains experts, de récompenser les véritables bons élèves du climat. Car si le label bas carbone rémunère des réductions d’émissions ou des augmentations de stockage par rapport à un scénario de référence pour l’exploitation, il ne compare pas les fermes par rapport à des seuils nationaux ou locaux. À l’inverse, « les démarches de type filière bas carbone sont intéressantes parce qu’elles prennent en compte le point d’arrivée par rapport à une norme d’émissions », défend Étienne Variot, co-fondateur de la start-up Rize Ag, qui travaille actuellement sur un outil de calcul pour les filières.

Mais tout comme les crédits carbone, la logique de filière possède elle aussi ses limites, prévient Élise Bourmeau chez Greenflex. « Centrer les calculs sur un seul atelier, une seule production, est antinomique de l’agroécologie qui repose plutôt sur la complémentarité, par exemple entre les cultures et l’élevage, ainsi que sur la diversification des cultures, par exemple à sur un assolement à l’échelle de plusieurs exploitations ».

Le ministère envisage bien de son côté les complémentarités entre les deux systèmes. « Dès lors qu’une exploitation a fait sa transition grâce au label bas carbone, il faut ensuite qu’elle puisse valoriser son produit », rappelle-t-on au sein du cabinet de Julien Denormandie. Les primes pourraient dans cette logique prendre le relais de la vente de crédits, dont les projets sont prévus pour durer cinq ans.

Principal point d’attention de la rue de Varenne : le carbone devra bien être un atout supplémentaire du produit, et non une exigence de base des acheteurs. « À terme, le bas-carbone ne devra pas être intégré dans le prix, mais faire l’objet d’une valorisation dans la chaîne de valeur », prévient l’entourage du ministre.