Agriculture biologique
À chaque filière ses déconvertis

Le contexte économique des filières semble pousser plus ou moins brutalement certains exploitants vers la sortie. Si les éleveurs bovins et les maraîchers peinent à rester rentables en bio, les œufs ou le vin parviennent à adapter leur production au fil de l’eau, quand les grandes cultures ou la volaille de chair tirent encore leur épingle du jeu. Mais le rapprochement des cours bio et conventionnels, tout comme le nouveau règlement européen, pourrait dans de nombreux cas augmenter les déconversions, redoutent les observateurs sur le terrain.

À chaque filière ses déconvertis

En Bourgogne, la viticulture est la première production Bio en nombre d’exploitations certifiées. En août 2021, Bio Bourgogne comptait 660 domaines bourguignons et franc-comtois certifiés soit 140 de plus qu’un an avant. Toutefois, chaque année Bio Bourgogne enregistre des retraits. « Il ne faut pas imaginer que les gens arrêtent dès les premières turbulences », défend Agnès Boisson, conseillère viticole à Bio Bourgogne (association de développement l’agrobiologie). Car avant d’arrêter le bio, il existe l’étape du retrait provisoire. « Des vignerons qui redoutent de ne pas pouvoir s’en sortir font le choix de recourir, pendant une année, à des pesticides de synthèse et déclarent ce “manquement majeur” à leur organisme certificateur. Ils doivent repasser leur cycle de conversion bio avant de pouvoir apposer sur la bouteille la mention “vin bio” », explique-t-elle.

Un viticulteur bio qui a franchi le cap d’une année à forte pression de mildiou a d’ailleurs peu de raisons d’abandonner, selon la plupart des acteurs. « Ceux qui ont résisté une année comme 2021 (gel de grande ampleur et large couverture de mildiou et d’oïdium) peuvent être sereins toute leur vie ! », s’exclame Christophe Deschamps, co-président de LoireVinBio. Même en 2016, qui était pire que 2021 en Bourgogne (avec à la fois du gel et de très fortes attaques de mildiou), les rares domaines qui sont sortis du bio y sont revenus trois ans après, rappelle Thiébault Huber, président de la Confédération des appellations et des vignerons de Bourgogne (CAVB), et vigneron bio depuis vingt ans.

Le profil de ceux qui se dé-convertissent est disparate. Il peut s’agir de viticulteurs qui étaient attirés par les prix rémunérateurs du vin bio, mais qui ont sous-estimé la technicité et les contraintes du bio, évoque Nicolas Richarme, président de France Vin bio, association interprofessionnelle viticole bio. Mais dans de nombreux cas, les déconversions sont à mettre au compte de départs en retraite pour céder à un repreneur. « Quand des vignerons se convertissent cinq ans avant leur retraite, pour ajouter de la valeur à leur domaine, et arrêtent, cela augmente facialement le chiffre des dé-conversions », commente Agnès Boisson.

Mais certaines déconversions pour retourner au conventionnel existent, le plus souvent pour des raisons économiques. Michel Maugard, viticulteur en Occitanie, raconte : « La flavescence dorée est venue ravager mes vignes. Au début j’ai pris de la main-d’œuvre, mais je ne m’en sortais plus en bio. C’est maintenant mon épouse qui est exploitante en titre, et je continue à travailler comme conjoint collaborateur, mais en conventionnel, sur la moitié de la surface d’avant ».

Maraîchage : manque de rentabilité et problèmes sanitaires

« Pour l’instant, on n’est qu’aux prémices mais je pense que les déconversions vont augmenter en 2022 », estime Elie Dunand. Ce conseiller technique indépendant en maraîchage conventionnel et bio, qui opère dans toute la France depuis trente ans, assure que « le déclencheur des déconversions, c’est en premier lieu les raisons économiques ». Entre la hausse des prix de fournitures agricoles (matériaux en plastique, engrais, emballages) et « les prix de vente du bio qui sont systématiquement à la baisse depuis le confinement de mars 2020 », les petites et moyennes exploitations (moins de 15 ha) ont du mal à trouver leur compte, explique-t-il.

Face à cette situation, certains exploitants peuvent alors se déconvertir pour retourner au conventionnel. C’est le choix qu’a fait Jean-Yves Farines. Ce maraîcher coopérateur établi dans les Pyrénées-Orientales a converti en bio ses 4,5 ha de concombre pleine terre sous abri froid en 2019. Durant la première année de commercialisation, en 2021, il n’a réussi à vendre « que 30 à 60 % » de sa production en bio à la grande distribution. « Le reste, il fallait le passer en conventionnel. Ce n’est pas possible économiquement donc rapidement, au bout d’un mois, j’ai arrêté la bio », lâche-t-il.

Si le marché de la bio est moins rémunérateur qu’auparavant, les maraîchers bio doivent aussi surmonter des défis techniques. « Il y a une prise de risque importante, déjà parce que vous ne pouvez pas faire de rotations trop rapides, sinon, vous risquez d’avoir des problèmes sanitaires majeurs », souligne Elie Dunand. « La culture demande un suivi énorme », ajoute Jean-Yves Farines. « Pour gérer le parasitisme (ex : pucerons), la lutte intégrée coûte une fortune et n’est pas toujours efficace, notamment en serre ».

La difficulté, signale Elie Dunand, c’est qu’un sol maraîcher ne devient pas bio du jour au lendemain. Il faut « au minimum 5 ans dans les meilleures conditions » et « 8 à 10 ans en moyenne » pour qu’un sol soit « équilibré » pour produire en bio. « Or aujourd’hui, sur des conversions récentes, on demande aux producteurs de faire des légumes ‘tuteurés’très techniques (N.D.L.R. tomate, concombre, aubergine) alors que leur sol n’est pas prêt », explique-t-il. « En bio, il faut être pointu techniquement pour savoir tout cela. C’est pour ça que l’accompagnement technique est crucial ».

Œufs : crise sans précédent

La crise de surproduction en œufs bio peut « provoquer ponctuellement des décertifications », constate Niels Bize, chargé de mission Filières animales à la Frab Bretagne. Des décisions qui concernent « surtout les élevages des filières organisées, notamment en intégration », précise-t-il. C’est justement ce modèle qui a participé au récent « surdéveloppement » de la production : entre 2017 et 2019, la Bretagne est passée de 1,5 à 2,5 millions de poules pondeuses bio. Le mouvement est « exacerbé » dans cette région, qui abrite « un élevage de poules pondeuses bio sur six en France, mais une poule sur trois », d’après Niels Bize.

Avec 4,46 % d’arrêts de certifications en 2021 au niveau national, la filière des œufs se situe légèrement au-dessus de la moyenne. Mais ce chiffre ne reflète pas la complexité de la situation sur le terrain. En intégration, « un opérateur peut demander à l’éleveur d’arrêter la production bio sur son bâtiment de poules pondeuses, mais de garder son parcours en bio », explique le technicien de la Frab Bretagne. Une astuce qui permet de relancer la production certifiée bio avec plus de réactivité.

Volailles de chair : les déconversions n’empêchent pas la croissance

En 2021, les arrêts de certification bio ont concerné 56 élevages de volailles de chair, sur un total de quelque 1.000 exploitations (5,64 %). Pourtant, au-delà de ce constat, « le marché progresse tranquillement », relève Anne Uzureau, chargée de mission Productions animales à la Cab (Coordination agrobiologique des Pays de la Loire). « Parmi les filières animales, c’est une des productions qui s’en sortent le mieux », note-t-elle. Même constat en Bretagne, où son homologue Niels Bize observe un « très fort développement », avec 700.000 poulets bio en 2019, contre 400.000 en 2017. Et d’ajouter que « des filières se sont développées » autour d’acteurs d’envergure (Loué, Bodin, Janzé ou les Volailles bio de l’Ouest).

Un point à surveiller toutefois dans les prochains mois : l’impact du nouveau règlement européen sur la bio, en vigueur depuis le 1er janvier. Ce texte renforce notamment le lien au sol (30 % de l’alimentation produite sur l’exploitation au lieu de 20 %). Il durcit aussi les règles sur l’alimentation animale, qui représente environ deux tiers des coûts de production (suppression de la dérogation de 5 % de matières agricoles non bio, réduction de la part maximale d’aliment issu d’exploitations en conversion). Sans oublier de nouveaux aménagements en poulaillers.

Autant de facteurs synonymes d’une hausse des coûts de revient, qui « risque de se répercuter sur le prix de vente au consommateur, auquel cas il est à craindre une baisse des achats », selon la Cab.

 

Grandes cultures : des surfaces bio agrandissent les fermes conventionnelles

En grandes cultures, l’explication « la plus plausible » aux déconversions bio est liée à la pyramide des âges, juge Alain Lecat, coordinateur des conseillers de chambres d’agriculture : les surfaces cédées à l’occasion d’un départ en retraite vont souvent à l’agrandissement de fermes en conventionnel, selon lui. Un « mauvais signal » est entendu par les agriculteurs, ajoute-t-il : le marché biologique est de plus en plus fourni en céréales et notamment en blé panifiable. « La force du bio, c’est la stabilité des cours, souligne Alain Lecat. Or les prix du conventionnel sont en train d’exploser. Des agriculteurs se posent la question de continuer en bio, vu ses contraintes ».

Côté légumineuses à graines (pois et féverole), c’est davantage leur faible rendement qui pose problème, selon Charlotte Glachant. La luzerne, quand elle est loin des usines de déshydratation, connaît un manque de débouché. Or, la diversification des cultures permet de sécuriser la production bio, rappelle la technicienne. « Sur l’ensemble de la rotation, on n’est pas encore à l’équilibre entre offre et demande », analyse Gilles Renard, responsable de la mise en marché de Centre bio. La filiale d’Axéréal veut donc « inciter les producteurs à faire un peu moins de blé panifiable, en léger excédent sur 2021-22, au profit de la féverole, du pois, très déficitaires ».

Lait : les éleveurs se tournent vers d’autres filières

En lait bio, la rentabilité économique apparaît comme le premier facteur de déconversion. Plus qu’un retour à l’agriculture conventionnelle, les conseillers des chambres d’agriculture observent sur le terrain que les producteurs cessent leur activité laitière lorsqu’ils ne s’y retrouvent plus financièrement. « Ce sont souvent des éleveurs qui ont dépassé la cinquantaine et qui n’ont pas de successeur. Ils basculent en élevage allaitant, vendent du foin ou prennent des animaux en pension en attendant la retraite », témoigne Vincent Vigier, conseiller bio à la chambre d’agriculture du Cantal.

Entre trois et quatre éleveurs feraient ce choix chaque année sur la centaine qu’il accompagne. « Le phénomène reste marginal mais il pourrait prendre de l’ampleur vu l’évolution du prix du lait bio », estime-t-il. Avec un prix du lait en baisse, une productivité moindre et des coûts de production plus élevés qu’en conventionnel, le choix du bio est devenu moins rémunérateur.

Autre difficulté, « en cas de baisse des rendements, il est difficile de trouver des aliments bio à acheter dans son secteur, surtout si d’autres sont concernés ou, au contraire, si on est les seuls éleveurs bio du coin », analyse Jean-Claude Huchon, référent lait bio à la chambre d’agriculture des Pays-de-Loire.