Ludivine Griveau, régisseur des Hospices de Beaune
« Je fais un métier de passion mais exposé qui ne laisse pas de place aux fausses notes »

Jeannette Monarchi - info-beaune.com
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Arrivée en 2015, Ludivine Griveau, régisseur du Domaine des Hospices de Beaune, présentera son 9e millésime à la 163e vente des vins, qui aura lieu le dimanche 19 novembre. Pour Info-Beaune, elle relate sans langue de bois sa passion pour son métier, ses difficultés, ses craintes…

« Je fais un métier de passion mais exposé qui ne laisse pas de place aux fausses notes »
Ludivine Griveau au milieu des vignes de Beaune Premier Cru, Cuvée Brunet qu'elle affectionne particulièrement

En 200 ans d’histoire, Ludivine Griveau est la première femme régisseur des Hospices de Beaune, prestigieux domaine bourguignon de 60 ha d’exception allant de Chablis à Pouilly-Fuissé en passant par Aloxe-Corton, Auxey-Duresses, Beaune, Puligny-Montrachet, Pommard, Meursault… soit 117 parcelles, 78 Climats, 51 cuvées, une trentaine d’appellations pour livrer 800 pièces intégralement vendues aux enchères en primeur le 19 novembre.
Mariée, mère de trois enfants (deux filles et un garçon, âgés de 17, 15 et 13 ans), cette femme de caractère garde son franc-parler sans langue de bois, une passionnée de vin et en particulier de ceux qu’elle crée pour les Hospices.
 
Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste votre travail en tant que régisseur des Hospices de Beaune ?
Ludivine Griveau : Être régisseur, c’est un métier très transverse. C’est effectué quatre métiers en un. Je suis chef des cultures pour la conduite des 60 ha de vignes, je suis maître de chai pour élaborer les 51 vins de la cave pendant la vinification. J’assure la communication et le portage de l’institution, du Domaine en France et à l’étranger, notamment dans le cadre de la vente des vins, et enfin, je gère et j’administre tout le domaine.
Je travaille bien sûr avec une équipe : un adjoint œnologue, un caviste et 23 personnes aux vignes. Ce chiffre peut paraître énorme, mais c’est un choix assumé qui correspond à notre philosophie. Chaque salarié (NDLR : sous statut de la fonction publique hospitalière) est responsable d’un « vigneronnage », toujours le même de 2,5 ha de vignes : il met en œuvre tous les travaux manuels et mécaniques. Nous avons diminué la surface normalement dédiée à un tâcheron qui gère manuellement 3,6 ha pour répondre à nos niveaux de précision et de rigueur dans un objectif qualitatif.
Avec un bureau de 60 ha, je suis donc régisseur de 23 domaines de 2,5 ha, ce qui démultiplie le nombre de consignes adaptées à chaque appellation. Le cœur de l’équipe est jeune avec une moyenne d’âge de 40-45 ans, mais tous gèrent depuis plusieurs années leurs parcelles. Je m’appuie grandement sur ces personnes expérimentées, faisant preuve d’un gros savoir-faire. Elles sont riches de données accumulées depuis plusieurs années qui sont très précieuses et efficaces à l’échelle de la campagne. C’est une fierté pour nous de travailler aux Hospices de Beaune, c’est un métier de passion.
 
Comment gérez-vous la pression qu’impose ce prestigieux Domaine ?
L.G. : C’est un poste très exposé, très technique, très chronophage qui demande beaucoup de compétences que j’ai acquises grâce à un socle universitaire solide (études d’ingénieur agronome à Dijon, puis d’œnologie à l’Institut Jules Guyot) et d’une belle expérience (vinification entre autres des grands crus de la Maison Corton André ou pour le domaine Albert Saunit…). Je dois à mes parents le goût des bonnes choses, des saveurs et du partage.
C’est un domaine qui mérite toute l’énergie et la passion dont on dispose pour être à la hauteur de ce qu’il représente. Tant que cette passion se transforme en énergie positive avec le projet d’inscrire le Domaine dans son temps, cette pression n’est pas dévastatrice et plutôt saine. Le jour où cette passion ne sera plus là, le choix de faire autre chose s’imposera de lui-même.
Je n’ai aucune pression de la part de la direction des Hospices de Beaune, c’est un confort de travail remarquable, je bénéficie d’une confiance extraordinaire. Mais oui toute la planète vin a les yeux braqués sur moi. Chaque vente des vins est un coup de pression : je suis la première à parler du millésime. Je dois montrer la totalité des 51 cuvées et pas que nos chouchous, donc aucune fausse note ne doit venir gâcher le tableau général.
 
Est-ce que le fait d’être une femme dans ce monde du vin est difficile ?
L.G. : C’est un métier qui se féminise, je compte deux femmes parmi mon équipe, il faut dire que le monde hospitalier est très féminin. Ma nomination a un peu défrayé la chronique, je suis la première femme en 200 ans à être régisseur des Hospices de Beaune, un Domaine parmi l’élite, et la plus jeune (j’avais 36 ans en 2015), la jeunesse est synonyme d’énergie. J’ai rencontré des difficultés au niveau de ma légitimité, de mes décisions. Mon approche moderne et assez directive n’a pas plu au début à mon équipe. Je ne savais pas mettre les formes, je devais être efficace. J’ai mis cinq ans à faire mes preuves, - ce n’est pas si vieux - à être respectée et écoutée. J’ai ma part de responsabilité, je suis un peu fautive dans mon management. Je suis une femme qui prend de la place. J’ai appris à me laisser le temps de la réflexion avant d’agir, oser dire « je ne sais pas », laisser le temps aussi aux autres de prendre leur place. J’ai compris grâce à une formation psychologique que ma sensibilité de femme devait être mise à profit pour l’écoute et l’attention accordée à la parole de l’autre. Je ne suis plus dans l’action immédiate. Je ne suis plus efficace mais efficiente.
 
Au quotidien, votre travail peut-il représenter un poids ?
L.G. : Ce qui est le plus perturbant pour moi est de préparer aujourd’hui le Domaine de demain. Je ne sais pas si mes décisions en termes de préparation de parcelles, d’orientation culturale… seront bénéfiques au final pour la culture ou la vinification. Nous avons chaque année 2,5 ha de fauches en moyenne, ce qui nous permet d’étudier la géologie. Ces études de sol et les autres observations nous permettent de mieux comprendre ce qui empêche le cep de donner ou ce qui favorise la pousse de la vigne, et ainsi préparer sur le long terme dans le respect de l’orientation du sous-sol, l’idée n’est pas de faire du chamboule tout. L’outil de production se doit d’être à la hauteur des objectifs. Mon obsession en septembre est de choisir la variété de couverture végétale en respectant l’agronomie qui aura une incidence sur les 30 prochaines années. On prend les décisions en conscience avec une vraie volonté de bien faire : par exemple tel choix de porte-greffes plus résistants au calcaire ou au contraire ailleurs moins vigoureux pour que ce qu’apporte la terre lui suffise. C’est un croisement entre nos observations, nos mesures, les analyses agronomiques plus que le choix quantitatif.

Je déteste les rendements minimalistes, ce n’est pas sur cette ligne de conduite que je projette le Domaine. Je suis pour un rendement maîtrisé, la balance doit avoir une oscillation raisonnable entre la qualité, la longévité et l’économie. Une fois qu’une parcelle vieillissante est arrachée - et c’est véritablement un arrachement au cœur qui suscite une réelle émotion d’une page qui se tourne et pourtant nécessaire – en année N, elle ne pourra être replantée qu’en N+4 ou +5, et la première récolte interviendra trois ans après. La lecture de notre travail ne se fait donc pas avant huit ans. C’est une décision réfléchie deux ans à l’avance : le temps n’est pas notre ennemi dans un monde où tout va vite. Le temps joue pour nous, on observe et on décide, on bouleverse le modèle cultural pour en voir les bénéfices dans les cinq prochaines années.