Des stocks de carbone importants, mais difficilement quantifiables
Dans un contexte de changement climatique, le projet Décarbon’Alpes a étudié le bilan carbone des élevages et le stockage de ce dernier dans les sols alpins. Explications.

Depuis trois ans, le service d'utilité agricole à compétence interdépartementale (Suaci) Montagn’Alpes et l’institut de l’élevage (Idele) portent conjointement le projet Décarbon’Alpes visant à évaluer le niveau de stockage de carbone dans les milieux agropastoraux alpins et le bilan carbone des systèmes d’élevage alpins face à l’enjeu du changement climatique. En partenariat notamment avec les chambres d’agriculture des Alpes de Haute-Provence, des Hautes-Alpes, de la Drôme, de l’Isère, de Savoie Mont Blanc et l’Inrae*, de nombreuses analyses de sol ont été réalisées en alpage, sur des prairies permanentes et des terres arables de plus ou moins haute altitude. Il s’avère difficile de quantifier le stock de carbone, qui dépend du taux de matière organique du sol et du pourcentage d’éléments grossiers. On sait cependant que les deux tiers du stock de carbone d’un sol se trouvent dans les trente premiers centimètres du sol. Toutefois, les variabilités de stockage sont importantes entre deux points, ce qui demande une grande précision lors des mesures : si le stock moyen est de 110 tonnes de carbone par hectare (tC/ha), celui-ci peut être variable sur une même ferme, selon l’usage, le sol et le climat (entre 62 et 213 tonnes de C/ha). « Dans nos 26 parcelles prélevées (sur les 30 premiers centimètres prélevés), on constate un stock de carbone supérieur aux moyennes nationales (100 tC/ha contre 84,6 tC/ha pour les prairies permanentes et 51,6 tC/ha pour les prairies temporaires) », indique Laure-Emilie Nako, conseillère agronomie fourrage à la chambre d'agriculture Savoie Mont-Blanc. « Un pH acide ou un sol plus argileux sont des facteurs favorables à l’élévation de la teneur en carbone organique et donc au stock carbone », ajoute Jérôme Poulenard, professeur de sciences des sols à l’Université Savoie-Mont Blanc.
Une diversité du massif alpin assez riche
Mais alors, comment varie le stock ? Pour répondre à cette question, le groupe de travail du projet Décarbon’Alpes a réalisé plusieurs études de cas. Au sein du centre d’élevage de Poisy en Haute-Savoie (exploitation bovin lait, 148 ha de surface agricole utile), plusieurs parcelles – qui avaient déjà fait l’objet d’analyses de sol dans le passé ou qui avaient changé d’usage ces dernières années - ont été prélevées. Parmi elles, une parcelle conduite principalement en grandes cultures avec apport fréquent de fumier voit son taux de carbone par hectare se stabiliser au fil des années. En revanche, sur une parcelle de prairie semée en 2019 – avec antécédent céréales et maïs –, le gain annuel de carbone est de 2 ou 3 pour mille (‰), soit 89 tC / ha. En parallèle, une parcelle en alternance cultures – prairies, montre un gain annuel de 6-9 (‰), soit 102 tC / ha. Le stock initial de ces trois parcelles était de 70 – 72 tC / ha. « Sur les vingt-trois années de suivi, cela représente 63 t équivalent CO2 / ha soustraits de l’atmosphère », précise Hélène Chambaud, ingénieure agronome à l’Idele.
Toutefois, ces valeurs ne sont pas généralisables et ne peuvent représenter la diversité du massif alpin. Le suivi des parcelles, par le biais d’analyses de sol régulières, s’avère indispensable pour préparer l’avenir.
En effet, depuis des années, les spécialistes observent, globalement, des irrégularités entre stockage et déstockage de matière organique des sols alpins avec le changement climatique. « Dans les Alpes, les prélèvements se font majoritairement en automne, période de l’année où le carbone est le plus stable », stipule Jérôme Poulenard. Toutefois, le changement climatique va rebattre les cartes : « Il faut que l’on s’attende à ce qu’on déstocke du carbone avec le réchauffement climatique dans les montagnes. Nous avons environ + ou – 3 °C d’écart entre le massif alpin et le massif subalpin. Nous avons donc fait des simulations en alpage (2016-2023) qui nous montre une perte de 15 % de carbone avec le réchauffement et un gain de 5 % avec le refroidissement », poursuit-il.

CarSolEl, un outil pour les exploitations herbagères
Pour calculer l’évolution du carbone dans le sol, une équipe Inrae-Idele a développé l’outil CarSolEl adapté aux grands bassins d’élevage en France. Depuis 2022, ce dernier permet d’intégrer la gestion des prairies dans une exploitation agricole : mode de conduite (fauche / pâture, couverts ou non), fertilisation organique, durée des cultures rotation, etc.) et ainsi estimer la variation moyenne annuelle du stock de carbone, pour les trente premiers centimètres de sol. Toutefois, cet outil présente certaines limites comme le stipule Hélène Chambaut : « Il est construit sur une base de données dans laquelle les données « montagne » sont sous représentées. De ce fait, il est difficile de réaliser des simulations sur des sites d’alpage ; nous faisons face à un manque d’enregistrement des pratiques sur du long terme. Enfin, cet outil n’est pas conçu pour réaliser des simulations avec les évolutions climatiques. Il reflète les pratiques actuelles et les données climatiques de ces trente dernières années », conclut-t-elle.
Amandine Priolet
*Les fermes expérimentales et lycées agricoles de Poisy (Haute-Savoie), Contamines (Haute-Savoie), Carmejane (Alpes-de-Haute-Provence) et l’université Savoie Mont-Blanc sont également associés au projet.
De nombreux leviers d’action pour améliorer ses performances
Outil commun aux filières agricoles en France, CAP'2ER® permet d’évaluer les contributions positives de l’exploitation (dont le stockage de carbone) et ses impacts négatifs (dont les émissions de gaz à effet de serre) pour dresser un bilan environnemental complet. Le niveau 2 de l’outil, utilisé dans le projet Décarbon’Alpes, permet de faire un lien entre les pratiques utilisées et l’impact sur l’environnement, et de simuler des leviers d’action. Au cours du projet Décarbon’Alpes, 41 diagnostics carbone ont été réalisés au sein de systèmes d’élevage de montagne (toutes filières de ruminants représentées, tailles de troupeau variées, degré de pastoralité variable, etc.) localisées sur l’arc alpin. Les études effectuées ont permis de faire ressortir quelques chiffres essentiels. Dans un premier temps, l’empreinte carbone nette moyenne du lait de vache issu des exploitations bovins lait du projet est de 0,64 kg équivalent CO2 / litre de lait corrigé 40-33 g / kg (moyenne nationale : 0,86 kg). Par ailleurs, les émissions de gaz à effet de serre moyennes de la viande ovine issue des exploitations ovins viande représentent 65,9 kg équivalent C02 / kg carcasse agneau (moyenne nationale : 42). « Globalement, les résultats sont dans les mêmes ordres de grandeur que ce qui est observé à l’échelle nationale. En revanche, les systèmes pastoraux et de montagne ressortent, quelle que soit la filière, avec des émissions plus élevées (exprimées par unité de produit) que les résultats moyens à l’échelle nationale, mais avec un stockage de carbone plus élevé (lié aux surfaces utilisées). L’empreinte carbone nette est par conséquente plus faible », explique Sindy Throude, ingénieure agronome spécialiste de l'évaluation environnementale au sein de l’Idele.
L’outil CAP’2ER comme guide
La fermentation entérique, la gestion des effluents et la consommation de carburant sont les principales caractéristiques qui expliquent les émissions de gaz à effet de serre (GES) élevées par rapport aux références nationale et ce pour toutes les filières. Cependant, il semblerait que plus le degré de pastoralité est important, plus les émissions brutes et nettes sont faibles. Ce critère reste toutefois à approfondir pour obtenir des valeurs significatives sur un plus grand échantillon de résultats. L’outil CAP’2ER pourrait ainsi être amené à évoluer afin d’avoir une vision globale de l’empreinte environnementale en tenant compte dans la surface agricole utile (SAU) des surfaces pastorales individuelles et collectives.
Au cours du projet Décarbon’Alpes, Sindy Throude et son équipe ont mis en évidence des leviers d’action visant à améliorer les performances environnementales d’une exploitation. Cela passe « par la réduction des rejets, la limitation de l’utilisation des ressources, mais aussi la compensation des émissions par le maintien et l’accroissement du stockage carbone ». Quarante-et-un leviers d’action différents* ont pu être identifiés sur les exploitations partenaires, répartis en quatre thématiques : les cultures, la ration, le troupeau, les énergies et effluents. Ces leviers d’action, au-delà d’être efficaces sur les émissions de GES, répondent à d’autres enjeux environnementaux : énergie, qualité de l’air et de l’eau, biodiversité.
A.P.
*Liste à retrouver sur le site du Groupe Agriculture du Massif des Alpes : https://agriculture-alpes.fr/evenement/seminaire-final-decarbonalpes-2022-2024/.
