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Mise à mort des animaux

Des tabous à lever

« La mise à mort des animaux n’est plus jugée regardable ». Anne-Elène
Delavigne, ethnologue au laboratoire d’éco-anthropologie et
d’ethnobiologie du CNRS, s’intéresse à la question de la visibilité des
abattoirs et de l’abattage depuis une quinzaine d’années. Elle revient
sur la question de la vidéosurveillance dans les abattoirs.
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Pourquoi "cette occultation" des abattoirs dans notre société, comme l’évoque la commission d’enquête parlementaire sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français, dans son rapport ?
Anne-Elène Delavigne : dans les sociétés industrielles et urbanisées, la gestion de l’activité d’abattage a été déléguée progressivement à des unités spécialisées, voire privatisée. La mise à mort des animaux n’est plus jugée regardable. En 2000, en analysant de nombreux films, le petit groupe de chercheurs que nous étions avait constaté qu’en France cette activité était rarement médiatisée à l’initiative des professionnels, ce qui n’a guère changé depuis.

Avec quel risque finalement pour les industriels ?

A.-E. D. : cette absence d’image laisse le champ libre… à d’autres images ! Elle favorise de fait d’autres stratégies. Ainsi les images qui circulent le plus fréquemment servent un discours de dénonciation. Elles flattent les émotions des spectateurs, des consommateurs. Elles finissent par constituer la seule référence. Toutes les autres images produites seront lues et interprétées à travers elles. Tout cela fonctionne comme un voile qui dissimule et empêche de voir d’autres images, d’autres "possibles". Une grande partie du débat public autour de ces questions est construite par les intérêts de ces deux stratégies d’acteurs et exclut les autres points de vue.

Que pensez-vous de l’utilisation de la vidéosurveillance dans les lieux de décharge et de mise à mort des animaux ?
A.-E. D. : l’idée des caméras, qui est née dans les pays anglo-saxons, ne résout pas la question de l’interdit, de la censure, du vice, de la subversion que l’on associe au fait de faire couler le "sang des bêtes", dont traitait le documentaire datant de 1949 de Georges Franju. La question de la vidéosurveillance ne relève que du contrôle ! Elle ne pose pas la question des conditions de la mise à mort. Elle la présume réglée !

Finalement, cela n’est pas une solution ?
A.-E. D. : c’est un signe de plus quant à la nécessité d’interroger le modèle actuel de privatisation de la mise à mort des animaux, de sa délégation à des unités spécialisées. Cette privatisation dépossède tous ceux - et ils sont nombreux - qui se sentent concernés, éleveurs, bouchers, consommateurs, travailleurs sur la chaîne, etc., par cette mise à mort. Il y a pourtant de nombreuses initiatives qui émergent en France comme en Europe pour de nouvelles modalités de mise à mort. Mais elles ne trouvent pas de cadre serein pour leurs réflexions ou pour les expérimentations qui leur seraient utiles.
Et pourtant, il y a urgence, notamment pour les éleveurs, à pouvoir libérer la parole publique dans ce domaine-là, à lever les tabous et à initier des collaborations transversales. La mise à mort n’a pas toujours eu lieu derrière les grands murs de ces usines. Elle a aussi longtemps fonctionné comme une occasion d’apprentissage de la vie et de la mort. C’est ce qui est redécouvert, depuis quelques années, par l’abattage à la ferme dans les pays nordiques, avec une revendication de manger de la viande autrement, de manière "plus consciente". C’est un sujet que nous allons d’ailleurs proposer de traiter à la troisième conférence de l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation (IEHCA) début juin 2017.