Guerre commerciale : les enjeux filière par filière
Difficile de prédire ce qu’il restera dans quelques mois de la guerre commerciale lancée par le président des États-Unis. En France, la majorité des filières seraient affectées. Tour d’horizon.

Les effets des changements de politiques douanières annoncés successivement par les États-Unis, la Chine, et l’Europe – trois mastodontes agricoles – sont multiples et interconnectés. Pour tenter d’y voir clair, tour d’horizon filière par filière (hors vins, lire nos précédentes éditions).
Lait : entre fromages et soja, la crainte d’une double peine
Comme le vin, le lait français est très tourné vers l’Atlantique. Avec une taxe américaine de 20 % sur les produits européens, Pascal Le Brun, président du Cniel (interprofession laitière), estime que cela pourrait représenter 20 % de volumes de produits laitiers français non commercialisés outre-Atlantique, soit 5.000 tonnes de fromage en moins sur 25.000 tonnes vendues par an actuellement. La taxe annoncée est additionnelle et vient donc s’ajouter à celle touchant déjà le roquefort (35 %), le camembert (35 %), le pavé d’Affinois (8 %) ou la plaquette de beurre (23 %). Et avec une demande plus faible du côté de la transformation, l’amont pourrait être touché par « une dévalorisation du prix du lait pour les producteurs ».
Les États-Unis sont un « marché à forte valeur ajoutée pour les produits laitiers français », rappelle le Cniel, et c’est le « 3e client français hors UE après la Chine et le Royaume-Uni ». En 2024, 3 % des exportations françaises de produits laitiers en valeur ont été destinées aux États-Unis, représentant 350 millions d’euros. On y exporte à 75 % des fromages, notamment AOP. C’est un marché dynamique : entre 2021 et 2024, en volume, les envois de caséines-caséinates ont reculé de 17 % tandis que ceux de fromages progressent de 17 %, de yaourts de 52 % et ceux de beurre de 64 %.
Face à cette situation, le Cniel redoute que l’agriculture et l’agroalimentaire soient des variables d’ajustement de cette guerre commerciale. L’interprofession veut « éviter que des taxes européennes touchent des produits américains comme le soja pour alimenter le bétail, ce qui reviendrait à renchérir les coûts de production et à faire monter les cours ». En 2024, l’UE a importé 6,5 Mt de soja américain, 2e fournisseur de l’Europe après le Brésil à 7,5 Mt. Avec la FNSEA, l’Ania, la Coopération agricole et la FEVS, le Cniel réfléchit à des propositions concernant les barrières non tarifaires à l’entrée de l’Europe afin d’éviter que des volumes de produits, qui n’arrivent plus à s’écouler aux États-Unis, soient commercialisés sur le marché communautaire.
Maïs : une potentielle opportunité pour les producteurs français
Dans le monde des grandes cultures, l’équation est différente. En réponse à la hausse des tarifs douaniers américains, l’UE envisage de répliquer, en taxant les importations américaines de maïs au printemps. Deux scénarios sont à envisager selon la durée du conflit.
Si le différent UE/États-Unis venait à durer, cette réponse pourrait indirectement favoriser l’origine française, notamment sur le marché européen. En effet, la France constitue un des rares pays de la zone euro à être exportateur de maïs. L’offre nationale s’avère abondante cette année malgré des soucis de qualité. Les stocks sont attendus à 3 Mt pour 2024-2025 selon FranceAgriMer, un plus haut depuis 27 ans. Or l’UE importe, toutes origines confondues depuis les cinq dernières années, entre 15 Mt et 25 Mt, d’après les données douanières. Les origines états-uniennes en représentent une part très variable. La campagne actuelle est témoin d’achats volumineux, à 2,7 Mt entre le 1er septembre 2024 et le 6 mars 2025 selon l’USDA (ministère états-unien de l’agriculture), contre des quantités négligeables en 2022-2023 et 2023-2024. Ce qui fait dire à Thierry Pouch, chef du service Études économiques et prospectives à l’APCA, que « la demande des autres pays européens en maïs français pourrait être stimulée en cas de désaccord durable entre les États-Unis et l’UE ».
Si le conflit venait à se résoudre rapidement, les nouvelles opportunités seraient moindres pour la France, car le Vieux Continent s’approvisionnerait plutôt vers d’autres pays. « Si les importations de maïs états-unien de l’UE sont relativement étalées sur l’ensemble de l’année, elles sont tout de même davantage concentrées sur novembre-mars », soulève Gautier Le Molgat. L’application des taxes européennes viendrait donc à un moment ou l’UE importe surtout d’ailleurs, notamment du Brésil, gros fournisseur. L’Ukraine, première origine hors UE, est également une solution. « Mais cela a créé quelques troubles dans l’UE, en Pologne notamment », rappelle Thierry Pouch.
Soja : risque de dépendance accrue envers le Brésil et l’Argentine
Pour le soja, la situation est différente du maïs, car la France n’est pas un acteur important. Les experts estiment que la réponse de l’UE la rendrait davantage dépendante aux pays du Mercosur, spécialement le Brésil et l’Argentine. « Ce n’est pas un hasard si plusieurs pays européens et Mme Von der Leyen ont proposé d’accélérer la conclusion de l’accord de libre-échange avec le Mercosur », relate Thierry Pouch, chef du service Études économiques et prospectives à l’APCA. Là aussi, la durée du conflit fait varier ses effets.
Un scénario pessimiste, dans lequel le différend commercial UE/Amérique venait à durer, aurait un coût élevé pour l’Europe. « Avec 5-6 Mt/an d’imports, elle ne peut pas se passer du soja américain durant toute une campagne commerciale », explique Gautier le Molgat, président-directeur général d’Argus Média-France. Les besoins européens toutes origines confondues s’élèvent à « 25-30 Mt/an », rappelle Thierry Pouch. Une dépendance accrue envers le Brésil et l’Argentine est susceptible d’engendrer une flambée de leurs prix, affectant les acheteurs de l’UE. De plus, si les négociations ne se terminaient pas en décembre, « les taxes tomberaient en pleine période d’achats de soja américain par l’Europe, qui s’étale de novembre à mars », prévient l’expert d’Argus Média. Par ailleurs, la parité euro/dollar sera à suivre de près : « La baisse du billet vert par rapport à l’euro pourrait compenser totalement ou en partie les tarifs douaniers », pointe Thierry Pouch.
En cas de différend de courte durée, « l’Europe pourrait aisément compenser, en se tournant davantage vers le Brésil et l’Argentine, qui ont les disponibilités », indique Gautier le Molgat. De plus, le projet de taxer en décembre laisse du temps aux négociations, estime l’expert.
Porc : possibles ouvertures en Chine, mais renchérissement de l’aliment
Interrogé, le spécialiste de l’économie porcine à l’université de Wageningen, le Néerlandais Robert Hoste, estime qu’il est difficile de prédire les conséquences du « tremblement de terre » causé par les taxes américaines sur le marché du porc où les trois grands opérateurs (Chine, États-Unis et Union européenne) sont impliqués dans les mesures douanières. Pour l’UE, la première conséquence devrait être une augmentation du prix de l’alimentation animale (maïs/soja) « notamment en raison de l’insécurité » planant sur les marchés, et des rétorsions chinoises et européennes. Cela aura pour conséquence de renchérir les prix du porc en Europe. À l’inverse, les prix de l’aliment devraient baisser aux États-Unis, tout comme ceux des produits porcins, renforçant leur compétitivité.
Concernant les échanges de viande de porc, les incidences sont surtout indirectes. Certes l’Europe devrait réduire ses envois vers les États-Unis en raison des tarifs douaniers étasuniens, et de l’augmentation des stocks aux États-Unis engendrée par des rétorsions chinoises. Mais l’Europe exporte chaque mois 50 M€ de produits porcins, ce qui ne représente pas un flux majeur pour le Vieux continent. Le chiffre d’affaires annuel de la filière française est de 11 milliards d’euros.
Le plus intéressant est peut-être ailleurs pour l’UE. Avec la hausse des taxes chinoises, l’Empire du milieu importera « probablement » davantage de porc de l’Union européenne, qui est un partenaire historique", estime Robert Hoste. « Toutefois, je ne m’attendrais pas à ce qu’il y ait tellement d’avantages » pour l’Europe, conclut l’économiste, selon qui « un marché mondial ouvert est toujours la meilleure option en termes de sécurité d’approvisionnement optimale et de prix bas ».
Poulet : risque de renforcement du Brésil, craintes pour le soja
Si les taxes douanières américaines auront un « impact marginal » sur les échanges de viande de volaille avec l’Union européenne – très faibles pour des questions de réglementation sanitaire –, les mesures de rétorsions de la Chine pourraient avoir comme effet indirect de renforcer l’industrie brésilienne et sa présence sur le marché européen, analyse Mohamed Bouzidi, responsable de l’analyse macroéconomique à l’Itavi (institut technique) ! « Par rapport à d’autres pays, la France est très peu dépendante des États-Unis, et nous exportons très peu là-bas », résume l’analyste.
L’effet sur le marché de la volaille serait donc indirect : « Les États-Unis étant exportateurs nets vers la Chine, notamment de coproduits (pattes, ailes), la Chine risque de se tourner vers le Brésil, qui pourrait profiter d’une meilleure valorisation de sa carcasse, et lui permettre de baisser le prix de ses filets en Europe ». En raison de l’influenza aviaire, l’Union européenne est moins bien placée pour remplacer les États-Unis en Chine ; en Europe, la Pologne paraît la mieux placée. Des flux existent de l’UE vers les États-Unis qui concernent des marchés de niche : œufs à couver (10 M€, surtout en provenance des Pays-Bas et de Belgique), viande de pigeon (3 M€, notamment en provenance d’Espagne) et viande de lapin (3,5 M€, surtout de Hongrie, Espagne et France).
Comme en production porcine ou en élevage laitier, les plus grandes craintes portent sur les effets des rétorsions chinoises et européennes sur le marché du soja. Pour l’heure, les rétorsions chinoises ont eu pour effet de baisser les cours du soja, comme cela s’était passé durant le dernier épisode de guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis. D’éventuelles rétorsions européennes sur le soja pourraient changer la donne. Elles ont été, pour l’heure, renvoyer à la fin de l’année.