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Groupement des agrobiologistes de Saône-et-Loire

« L’injuste prix de notre alimentation », ses coûts pour les finances publiques et pour « la société et la planète »

Le 20 février à Tournus, le Groupement des agrobiologistes de Saône-et-Loire (Gabsel) tenait son AG au lycée de l’horticulture et du paysage de Tournus. L’après-midi était ouvert au public pour présenter une étude nationale sur « l’injuste prix de notre alimentation » et surtout pour argumenter auprès des politiques publiques sur ses « coûts pour la société et la planète ». Un chiffrage inédit qui remet certaines perspectives en question.

Par Cédric Michelin

Avant de rentrer dans le dur – méthodes, chiffres, graphiques et moult conclusions à tirer – de cette étude, l’animatrice, Aline Vue dressait rapidement la carte d’identité du Gabsel et les chiffres de la Bio en Saône-et-Loire notamment. « La Bio reste à l’équilibre en nombre » avec 613 fermes labellisées, pour 22.300 ha, soit 4,4 % des surfaces utiles agricoles. L’ordre des filières reste le même avec la viticulture en tête, les exploitations de polyculture-élevage, le maraîchage (principalement orienté légumes… En 2024, si 41 arrêts ont été enregistrés, 48 nouvelles structures ont été labellisées Bio en 2024. « Beaucoup de petites surfaces », faisant que les surfaces stagnent. Le Gabsel espère que la tendance nationale bio n’est que « provisoire et que les consommateurs prendront conscience qu’il est urgent d’agir à la hauteur des enjeux agroécologiques ». Le président du Gabsel, Olivier Devêvre plaidait pour retrouver le dynamisme passé des marchés bio mais aussi pour recruter de nouveaux producteurs, lui qui saluait les invités et les élèves du lycée venus écouter la présentation du Bureau d’analyse sociétale d’intérêt collectif, Basic,. Cette « coopérative » a la particularité que ses 16 salariés sont les sociétaires, débutait Maylis Labusquière. Basic se chargeant également de rédiger pour ces acteurs de la société civile ou des interprofessions, des « plaidoyers » à destination des politiques, journalistes, scientifiques… Cette responsable de projets basée à Paris « étudie les systèmes pour des transitions plus justes et plus durables » et notamment sur les questions alimentaires.

Les commanditaires de l’étude pfrécitée sont le Secours catholique - Caritas France, des Civam, l’association Solidarité paysans et même la Fédération française des diabétiques puisque l’alimentation et ses modes de production ont des répercussions de l’extraction des matières jusqu’aux incidences sur la bonne ou mauvaise santé de nos concitoyens. Basic a ainsi étudié et émis des conclusions sur « la répartition de la valeur dans les filières pour que chaque maillon puisse avoir moins d’impact sur la planète et en même temps, une activité économique viable ».

Une méta-analyse inédite

Et cette « méta » étude est particulièrement « ambitieuse » et inédite sur les acteurs du système alimentaire, allant de la production à la distribution en passant par la transformation et les importations de matières premières ou exportations de produits finis (et l’inverse). La particularité est d’avoir intégré dans les calculs les « dépenses engagées pour soutenir le système alimentaire et ses acteurs », afin d’interroger le rôle des politiques publiques en chiffrant d’une autre façon, le « coût au citoyen ». Un travail allant du global jusqu’à une échelle « plus territoriale », puisque des Régions, Départements, Comcom ou collectivités peuvent avoir des politiques « impactantes », dans un sens comme dans l’autre.

En guise de méthode scientifique, Basic a choisi comme « boussole de durabilité alimentaire », les limites planétaires : eau, sol, biodiversité, dépendance aux ressources énergétiques, pollutions, déchets, gaz à effet de serre…. Comme par exemple, la « dépendance au phosphate après son pic d’extraction dans 25 ans » ou « le bien-être animal » et le fait que cela a des répercussions sur la « vie digne » d’un agriculteur.

Autant donc commencer dès lors par « la fin de l’histoire », la consommation alimentaire en France, avant de remonter la filière. Et son premier constat côté consommateur est inquiétant avec une « explosion de l’obésité et une multiplication des cancers en lien avec l’alimentation ». 8 millions de personnes sont en précarité alimentaire en France, en hausse de 23 % depuis le Covid. Côté filières ensuite, avec « trois fois plus d’accidents graves chez les agriculteurs, des conditions difficiles dans l’industrie agroalimentaire avec beaucoup d’intérimaires et même trois fois plus de temps partiels dans la grande distribution ». Les écarts se creusent au sein des filières, avec « un cinquième (18 %) des agriculteurs plus pauvres que le reste des ménages français », voire en dessous du seuil de pauvreté. Idem pour les saisonniers « précaires ». C’est donc pourquoi Basic a cherché à rentrer dans le détail d’un système alimentaire « pourtant bénéficiaire » de milliards d’€, « rare secteur en France dont la balance commerciale est positive », et qui génère 3 millions d’emplois.

19 milliards d’impacts négatifs

Basic a ensuite additionné les différentes « conséquences pour nos finances publiques » : coûts de dépollution, pénibilité du travail (TMS), impacts sanitaires, santé des consommateurs… pour arriver à un coût des « impacts négatifs » du système alimentaire français pris en charge par la puissance publique de 19 milliards d’€, à 61 % lié à la santé et à 17 % sur le niveau de vie « dans tous les maillons ». Maylis Labusquière insistant bien « qu’on paye déjà en termes de soins attribuables à la mauvaise alimentation et pris en charge par notre Sécurité sociale », comme par exemple 26 pathologies liées aux surpoids et à l’obésité. « On a appliqué les indicateurs scientifiques, donc nos calculs sont même plutôt précautionneux et bas ». Elle donnait l’exemple des agriculteurs qui demandent peu la prime d’activité ou le RSA même s’ils peuvent parfois en bénéficier.

L’autre particularité de l’étude est de mettre en face, la « somme des soutiens aux acteurs économiques » de la filière agroalimentaire. Outre la Pac bien connue, Basic a additionné les exonérations sociales, les budgets des collectivités territoriales – « qui sont du même niveau que les aides Pac » -, les exonérations de taxes et impôts et le budget de l’État. Ainsi, ces soutiens publics pèsent 48,5 milliards d’€ (en 2021), revenant à 30 % pour la production agricole mais à 39 % pour la restauration collective (cantines, Ehpad…) et commerciale (TVA 10 %…) ! L’industrie agroalimentaire s’arroge 14 % et la grande distribution 7 % des aides. Le fonctionnement de l’État pèse 10 % environ du total avec la Recherche. « On ne dit pas que c’est trop d’argent mais on va poser la question aux citoyens et contribuables de ce pilotage collectif et s’il ne faut pas interdire certaines pratiques, comme les additifs dans les produits pour les enfants trop transformés, trop sucrés, trop salés », les rendant accros en plus. Le marché alimentaire en France est estimé autour de 250 milliards d’€ de chiffre d’affaires cumulés.

L’indifférencié sous perfusion

La loi EGAlim qui permet de construire un prix en « marche avant prenant en compte les coûts » dès le producteur ne contractualisait que 8 % du marché des ventes alimentaires en 2021, avec de vrais écarts entre les objectifs gouvernementaux et les commandes publiques notamment en restauration scolaire. Faisant un distinguo entre « modèles différenciés » (Bio, AOP, équitable…) et « modèles indifférenciés » (indistinctement le reste), Basic estime que les bénéfices respectifs « du côté des entreprises » dans ces modèles s’élèvent à 3.1 milliards d’€ et 28.4, mais au final moins que les aides publiques déversées (3 et 40 milliards respectivement). « Ça nous a surpris et interrogé de voir que les grands industriels sont sous perfusion des soutiens publics ».

Forcément, les questions dans l’amphithéâtre de Tournus ne manquaient, tellement l’étude faisait réagir. Basic va maintenant présenter cette étude dans toute la France mais aussi dans les ministères et a été contacté par la Cour des comptes qui aime ce genre d’étude sectorielle. Avec forcément un prisme pour la Bio, les présents dans la salle concluaient que finalement « ce n’est pas la Bio qui est sous perfusion mais le système entier qui tire tout le monde vers le bas ». Les adhérents du Gabsel ne faisant généralement pas dans le détail mais on ne peut qu’être d’accord avec la conclusion d’Olivier Devêvre, « arrêtez de consommer les produits de la grande distribution ou des produits transformés et rapprochez-vous des fermes et des produits agricoles. Le meilleur moyen de pression est celui de la carte bancaire des citoyens car il n’y a pas une baguette magique pour changer le système » globalisé.

Les raisons de cette situation « édifiante »

Loin de proposer une vision manichéenne de l’histoire, Maylis Labusquière analyse les grandes « raisons édifiantes » qui ont abouti à cette situation : « Après-guerre, les pouvoirs publics ont cherché la maximisation des volumes pour les Français et pour l’export. Ensuite, ils ont encouragé pour maximiser la valeur avec des champions nationaux en compétition avec plus de concurrents mondiaux. On a donc standardisé les produits agricoles pour offrir le même produit toute l’année aux consommateurs. Impliquant décomposition/recomposition avec des normes pour les usines. Cette standardisation a permis de mettre en concurrence les agriculteurs les uns avec les autres pour avoir le prix le plus bas, à l’échelle locale et parfois à l’échelle du monde pour certaines filières ». Edgar Pisani ne disait pas autre chose à l'aube de sa mort, lui qui avait convenu que sa politique avec le New Deal n'avait que trop bien marché.

Maylis Labusquière mettait en parallèle le côté consommation alimentaire. « C’est l’inverse. Pour maximiser la valeur, il fallait donner une impression d’infinité de produits alors que ce sont toujours les mêmes à quelques proportions près. La différenciation se fait sur le marketing. Nutella c’est extraordinaire alors que c’est une marque industrielle sans connexion avec les terroirs ou agriculteurs », déplorait-elle, cette concentration de richesse revenant à quelques grandes multinationales de l’alimentaire. Mais pas que, même constat pour les fabricants de pesticides et semences, rajoutait-elle.

Pris en étau, 350.000 agriculteurs et 765.000 travailleurs en fermes. Et au milieu, deux « goulets d’étranglement » négociant « fortement les prix » agricoles avec 39 transformateurs représentant 65 % de parts de marché et encore plus concentrés, huit distributeurs qui représentent 75 % des ventes. Sans oublier, 14 chaînes de restauration et cash et carry totalisant 20 % du marché alimentaire. En bout de chaîne, 68.000.000 de consommateurs.

Si bien que des données sont encore manquantes (pertes économiques des pollinisateurs…) ou datées (traitement des eaux polluées…), Basic rappelle que la France est loin d’être le pays le moins vertueux. « La France est un pays qui a gardé une grande diversité de productions agricoles, liées à ses climats, son histoire, sa géographie. La France a une production alimentaire moins standardisée et intensive », tout comme l’Italie, « sinon, c’est pire partout en Europe », concluait Maylis Labusquière.

Des filières best-seller et de distributeurs

Basic a essayé de classer les filières en fonction en plus de leur « construction des prix ». Pour cela, Maylis Labusquière a tenté de décomposer l’ensemble des ventes en France, donc « c’est schématique pour éclairer la situation », mettait-elle en garde sur les nuances dans la réalité. La filière « premiers prix » est caractérisée par un « acheteur qui fait pression sur les prix de son fournisseur ». C’est 10 % des ventes.

La filière « best-seller » représente ensuite de plus forts volumes (36 % des ventes) et là, « le pouvoir est plutôt celui des marques industrielles, car les GMS ne peuvent s’en passer et doivent l’acheter à tout prix ».

La filière des « marques de distributeurs » (MDD) est presque majoritaire désormais à 45 % des ventes. Deux cas de figure ici, « soit la grande distribution fait un bénéfice avec l’industriel, soit seule la grande enseigne fait du bénéfice. Dans tous les cas, l’agriculteur voit son prix imposé ».

Enfin, il existe des « équitables » dans lesquelles « chaque maillon couvre ses coûts de production avec une stratégie de labellisation ». Dans tous les cas, la notoriété et l’image sont importantes, même si les « publicités dans les grands médias sont sur les produits à forte marge pour les industriels et les GMS ».

Qu’en est-il de l’Agriculture Biologique là-dedans ? « Les MDD font de plus en plus de produits équitables et bio, mais en pressurisant les industriels, avec un cahier des charges fixé », considère Maylis Labusquière, qui ne répondait pas à la question, par contre, du label HVE, potentiel « concurrent » ou tremplin à la transition des exploitations ? Basic engage une étude pour « caractériser les flux afin de reterritorialiser les débouchés », tels que la restauration collective (Ehpad, université…) qui représente un euro sur cinq dépensés en agroalimentaire. « L’enjeu est vraiment de travailler à rétrécir les filières, donc avoir des lieux de distribution plus adaptés dans des métropoles, où est le pouvoir d’achat », sans négliger ni la restauration commerciale privée, ni les industriels du Bio et équitable.