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Restauration hors foryer

L’ombre grandissante des restaurants dans les champs

Simple hypothèse, mais elle fait consensus parmi les acteurs et investisseurs de la restauration hors domicile (RHD). La restauration commerciale – par opposition à la restauration collective – joue un rôle majeur dans cette évolution. La ferme France doit-elle s’en inquiéter ? Jusqu’à présent, ce marché a été synonyme de produits standards, de bas prix et d’importations, en particulier en viande. L’expansion de ce modèle apparaît donc comme une menace de destruction de valeur pour la ferme France. Toutefois, certaines filières pourraient s’en sortir mieux que d’autres grâce aux volumes, car très consommés dans les restaurants (viandes, œufs, pommes de terre). Enfin, l’offre de restauration est en perpétuelle évolution. La tendance serait plutôt à la montée en gamme, et l’origine France prisée de certains modèles de restauration.

C’est le pari des experts. La consommation hors domicile devrait doubler dans les dix ans et représenter la moitié de nos repas de la semaine. Ce serait un pan gigantesque des débouchés historiques de la Ferme France qui serait renouvelé et sortirait de facto de l’encadrement mis en place par les lois Egalim successives.

Le visage de la Ferme France en sera-t-il changé ? C’est très probable. En restauration, les signes officiels de qualité sont rares, les produits souvent standards et bon marché, l’origine des produits, quand elle s’affiche, souvent étrangère. La filière du poulet est celle qui connaît probablement le mieux le problème : un sur deux consommés en France est importé, et il est consommé essentiellement dans la restauration.

Précisons d’emblée que cette croissance est surtout le fait de la restauration commerciale, par opposition à la restauration collective. Si le Covid a foudroyé les restaurants, ils en sont ressortis presque plus forts. En 2023, la restauration commerciale a déjà gagné 3,3 % de « prestations » (repas + petit-déjeuner) par rapport à 2019, rapporte Michael Ballay, directeur associé de Food Service Vision.

Et globalement, cette croissance ne se fait pas par le haut de gamme. Elle est surtout portée par les chaînes de restauration rapide (McDonald’s, Burger King et KFC, Paul…), qui ont fait un bond de 30 % entre 2019 et 2023 et qui représentent aujourd’hui les 3/4 du chiffre d’affaires de la restauration chaînée dans son ensemble (comprenant les chaînes de restauration à table) et 1/3 de la restauration commerciale.

La restauration indépendante progresse elle aussi. Mais la progression la plus notable depuis 2021 est celle des établissements halal, également très marqués "restauration rapide" : 29 % en deux ans selon Food Service Vision. Un autre fait marquant est aussi l’émergence de la boulangerie comme acteur notable de la restauration rapide. En se diversifiant vers le snacking, les boulangeries ont capté 10 % de ce marché. Selon Food Service Vision, le snacking et les plats préparés à emporter procurent déjà 17 % du chiffre d’affaires à ce métier.

L’heure n’est pas totalement au fast-food. Parmi les restaurations plus classiques, l’asiatique s’est distinguée en 2023 par une croissance de 16 %. Les brasseries indépendantes ont progressé de 14 %, la restauration gastronomique de 9 %.

La menace de l’importation

Globalement, la tendance n’est, a priori, pas positive pour les agriculteurs français, pris dans leur ensemble. Bien que la France bénéficie d’une démographie positive, qui assure un matelas de croissance annuel à son marché alimentaire, l’essor de la restauration, en particulier bas de gamme, pourrait rogner le budget des Français dédié aux produits bruts agricoles, et favoriser les importations.

Une chose est certaine, la situation va différer considérablement selon les filières. Soit par leur exposition aux différences de coût de main-d’œuvre ; c’est le cas de la viande, qui nécessite beaucoup de découpes en restauration. Soit par leur attrait dans les restaurants. Entre la frite et le brocoli, entre la pintade et le poulet, les destinées seront très variées. En termes de consommation, le poulet, les œufs et la pomme de terre apparaissent comme les gagnants.

D’ailleurs, une filière se prononce très clairement, et positivement en faveur de la restauration : celle de la pomme de terre, voyant augmenter les volumes transformés en France par les acteurs historiques. « Le développement de la restauration profite à tous les acteurs », affirme le délégué général du GIPT (interprofession) Bertrand Ouillon. Il signale d’ailleurs que pour la première fois en 2023, les volumes importés ont été en forte baisse (-7 %).

L'accueil est assez similaire dans l’œuf. L’œuf et les ovoproduits, très présents dans les quiches, œufs "mayo" et autres tortillas de la pause déjeuner, profitent également de l’expansion de la RHD, selon le comité interprofessionnel CNPO. Dans cette filière, plutôt prisée de la restauration, l’enjeu est surtout de pouvoir répondre à la demande en installant ou renouvelant des poulaillers.

« Pour notre filière œuf, la croissance de la restauration est un relais de croissance, si on arrive augmenter nos capacités de production », considère Loïc Coulombel, vice-président du CNPO et du Snipo (conditionneurs et transformateurs). Par contre, la demande est très tournée vers le bon marché ; les trois quarts sont de poules élevées en cage (code 3). « A fortiori en boulangerie, où c’est le prix d’abord », glisse-t-il.

Filières viandes insatisfaite

L’ambiance est plus grise dans les viandes. Parmi les entreprises de la viande de boucherie de Culture Viande, le sentiment général est que la restauration commerciale est le point faible du marché. Le diagnostic est sévère : trop de préoccupation du prix du côté des restaurateurs, au détriment du Label Rouge et du Bio, et une offre française inadaptée – les entrecôtes trop grosses – et pas assez compétitive du côté de l’élevage, bovin comme porcin.

La consommation de viande bovine en restauration, en dépit de la prédominance du burger en restauration rapide et de l’abondance de restaurants à thème autour des pièces à griller, augmente légèrement, mais pas autant qu’elle est « déconsommée » à domicile, selon Bernard Boutboul. Gira Food Service. La part de la RHD est moindre en bœuf qu’en poulet : 28 % des volumes selon l’étude « Où va le bœuf » conduite en 2023 par l’Institut de l’élevage pour le compte de l’interprofession Interbev.

En volaille de chair, l’ambiance est mitigée. Le poulet, moins cher que les autres viandes et non pénalisé par l’interdit religieux du porc, gagne du terrain aux dépens des viandes de boucherie, dans l’ensemble de la consommation. En restauration, selon le groupe LDC, la consommation de volaille (surtout le poulet) augmente autant qu’elle diminue à domicile.

Mais cette croissance se fait en grande partie au profit des importations. Cela fait une décennie que la filière s’est lancée à la « reconquête » de son marché. La SBV (marque Poule & Toque) est fer de lance du groupe LDC dans cette stratégie. « On s’appuie sur ses modèles industriels de transformation pour diminuer les prix de revient », explique son directeur général Laurent Girard. « On peut penser que le marché choisira l’origine France de jusqu’à 10 % d’écart de prix, au-delà cela devient plus difficile », juge-t-il.

La filière en appelle depuis longtemps à l’appui des pouvoirs publics. Le déficit d’étiquetage des viandes de volaille en restauration est, selon l’interprofession Anvol un grand tort. Seuls 15 % des établissements respectent l’affichage obligatoire du pays d’origine de la viande de volaille, selon une enquête de l’APVF (promotion de la volaille française) en 2022. Or, selon un sondage conduit par Roamler 2022, 9 consommateurs sur 10 préféreraient de la volaille française en RHD, y compris en restauration rapide ou en boulangerie.

Vers du mieux

Sans surprise, l’évolution de la restauration est, jusqu’ici, plutôt défavorable aux fruits et légumes frais. La dernière enquête, de Gira Conseil, date malheureusement de 2016 – la prochaine devrait être publiée début 2025. Interfel constatait alors que le développement de la restauration rapide était défavorable aux fruits et légumes frais, même si la restauration à thème (rapide et à table) profitait à la quatrième gamme (frais conditionné). Interfel observait cependant une certaine résistance des légumes frais en restauration commerciale, cette dernière en consommant davantage que la restauration collective.

Bilan mitigé en conserve et surgelés. L’interprofession des légumes Unilet a fait mesurer, par Kantar et Gira Food Service, la part de consommation en RHD en 2023. Résultat : 13 % des tonnages pour les légumes en conserve, donc assez peu, et 46 % des volumes de surgelés – une part plutôt importante au contraire. Pour Nathalie Douis, directrice marketing de d’Aucy Food Service, la restauration commerciale, bien que très portée selon elle sur la frite, les haricots verts et la ratatouille, « ouvre d’autres perspectives en se végétalisant ».

C’est le constat des experts interrogés : même si la tendance est au développement de la restauration rapide, les modèles évoluent vite, et une partie pourrait monter en gamme à mesure que le marché grandit. « Il y a un mouvement global d’amélioration de la qualité, commente Michael Ballay, directeur associé du cabinet Food Service. Une attention de la part des chaînes et des restaurateurs aux 80 % des consommateurs qui déclarent préférer des produits d’origine française ; une attention au bien-être animal. Une partie de la population traduit ces souhaits en acte d’achat, si elle n’est pas contrainte financièrement. »

Plusieurs chaînes ont d’ailleurs pris des engagements envers les filières françaises : McDonald’s, KFC, Colombus café, Pizza cosy et bien d’autres. Engagements à s’approvisionner en France, en œufs de poules élevées au sol, protection animale, etc. Leurs engagements sont publics, elles ne peuvent se dédire. Chez Buffalo Grill la plupart des viandes bovines sont françaises, et les races sont mises en avant. « On sent les acteurs plutôt volontaires pour soutenir les éleveurs français, surtout depuis les manifestations. Une volonté de choisir davantage la volaille française, qui apporte des garanties supérieures en termes de traçabilité, sanitaire et de bien-être animal », étaye le président de l’APVF (promotion de la volaille française).

L’espoir d’une montée en gamme

Chez Gira Food, Bernard Boutboul croit particulièrement à la montée en gamme des viandes. Il donne trois exemples de tendances allant dans ce sens : l’engouement actuel pour le « bœuf slicé » (en lamelles), le « street food carnivore » de La Brigade, à base de produits français et le poulet frit de Popeye, issu du cahier des charges Nature d’Éleveurs de la SBV. Il pense que la FNB (bétail à viande) ne fait pas fausse route en s’orientant massivement vers le Label Rouge.

Cela se verrait d’ailleurs déjà dans l’offre des grossistes. Food Service Vision a chiffré les garanties (signes de qualité, origine France, etc.) affichées sur les offres promotionnelles des distributeurs (dans les catalogues) : 21 % de l’assortiment en 2023 contre 17 % en 2019. Dans l’ordre : Origine France, AB, logos viandes françaises, pêche durable. Les produits d’origine française représentent 37,6 % des références, contre 35,2 % en 2019, même si ce n’est pas mentionné.

Mais les bonnes intentions ont des limites. Spécialiste de la volaille, le grossiste de Rungis Gino Catena (Avigros) rappelle que les grossistes sont certes « des champions du sourcing qui se réinventent au profit des restaurateurs et de l’élevage français », mais que leur talent a des limites : « Des produits moins chers, surtout dans le basique, nous aideraient », adresse-t-il à la Ferme France.

Pour forcer le destin, certains groupes agricoles ont été jusqu’à investir dans la restauration. C’est le cas d’Invivo qui a acquis successivement les chaînes Boulangerie Louise, et 35 % du capital des boulangeries Ange. De son côté, la coopérative Arterris s’est offert Occipain (enseigne La Panetière). Cette chaîne de pains, pâtisseries et de restauration rapide commercialise des pains issus de « blé 100 % français » et « des sandwichs aux pains et garnitures variées, des produits nobles du terroir ».