La minéralité à l’assaut des cerveaux
Frédérique Datiche, neuroscientifique à l’Université de Dijon, et Joëlle
Brouard, marketeuse à l’ESC Dijon, se sont exprimées sur une notion qui
fait débat dans le monde vitivinicole : la "minéralité" des vins ;
blancs notamment. Un duel d’argumentaires à distance passionnant dans
bien des domaines…
La minéralité n'existe pas scientifiquement
La neuroscientifique, Frédérique Datiche et l’enseignante en marketing, Joëlle Brouard, de l’ESC Dijon, se sont livrées à un "duel" amical à distance, sur ce dernier sujet.
Le débat débutait lorsque la première experte affirmait que « la notion de minéralité n’existe pas en terme d’étude neuroscientifique ». Mais comment savoir ?
En effet, cette science n'en finit pas d'explorer les recoins de nos pensées. Elle en profitait pour mettre à mal une idée reçue, ou plus exactement « longtemps enseignée » : « la cartographie des goûts sur la langue n’existe pas ». En réalité, au niveau des papilles se trouvent des bourgeons participant tous « à la détection de plusieurs saveurs différentes », a démontré Chandrashekar en 2006. Reste des zones d’ombre si l’on peut dire, puisque tous les récepteurs ne sont pas encore identifiés. C’est d’ailleurs le cas pour l’acidité. Difficile donc de savoir avec précision comment est transmis l’information –codée et décodée– au cerveau. « Dans le cerveau, le décodage va dépendre de la sphère psycho affective –intervenant notamment dans les phénomènes d’apprentissage, d’hédonisme…– et aussi de l’état physiologie (physique) ». Voilà qui va rassurer tous les dégustateurs ne trouvant pas un vin particulièrement acide ou non. La perception de l’acidité est modulée par le flux salivaire, milieu tampon de notre bouche, pouvant expliquer des notes –hédoniques– différentes entre deux dégustateurs.
Plus étonnant encore, le jugement change en fonction des attentes du consommateur sur un type de vin. Idem, « l’odeur de caramel est souvent décrite comme sucrée. Dans une solution d’acide (citrique), cette odeur engendre une atténuation de la perception de l’acidité ». Selon les concentrations, les perceptions changent encore : « l’intensité de l’acidité peut être perçue de façon agréable ou désagréable ».
Saveurs : umami, gras, calcium...
Résultat : « le vin est un produit extrêmement complexe stimulant les organes des sens : vision, olfaction, olfaction rétronasale, somatosensoriel, gustation ». D’ailleurs pour nous raviver la mémoire, elle rappelait qu’aux « quatre saveurs fondamentales –amer, salé, sucré, acide– s’est rajoutée une cinquième : l’umami (délicieux en japonais) ». Ce dernier correspond à la détection d’un acide aminé, le glutamate, se retrouvant dans nos plats avec l’utilisation d’exhausteurs de goût. Le gras pourrait aussi bientôt compléter cette liste, voir le calcium. « On trouve plus de sensibilité qu’on pensait au départ », se réjouit la neuroscientifique qui traque tous « les récepteurs envoyant un message gagnant le cerveau de l’individu pour une perception consciente ».
Elle reconnaissait que « la notion de minéralité, souvent associée à l’acidité, pourrait résulter de l’interaction de différentes espèces ioniques » ou « sur une construction purement mentale », genre « d’apprentissage entrainant une confusion (olfactogustative) ».
La boucle est bouclée
Il ne fallait pas en dire tant pour une pro du marketing telle que Joëlle Brouard qui s’intéresse elle, « à ce qu’en pensent les consommateurs ».
Avec son approche marché, « très clairement, le consommateur ne sait pas s’exprimer sur ce qu’il veut et il n’en a rien à faire de l’acidité » d’un vin.
Pourtant régulièrement, de grandes tendances dans le monde du vin émergent, venant, bien souvent des Etats-Unis. Le "gourou" Robert Parker et ses fameuses notes sur 100, a orienté et habitué –une génération de consommateurs américain et autres– à aimer des vins au "goût" boisé par exemple.
Les commerciaux suivent donc ces tendances de près. L’art du marketing est d’ensuite affiner et segmenter les consommateurs en grands ensembles, « par multiplicité de goûts » de plus en plus fins. « Le chablis est actuellement "tendance" aux Etats-Unis. Mais, il faut trouver des termes pour communiquer » et se démarquer ou plutôt se faire remarquer dans la masse. Pour cela, Joëlle Brouard préconise d’utiliser « le langage du consommateur ». Et si le consommateur utilise « le terme évocateur » de « minéralité », les vignerons peuvent l’utiliser « plus pour définir et rassurer le consommateur » sur « son statut ». Tant pis si la minéralité n’existe pas encore scientifiquement et si cela ne correspond pas à une description de dégustation précise.
Les jeunes consommateurs n’utiliseront probablement pas le terme "minéralité" mais les amateurs de vins "apprenants" le feront, dans leur phase de recherche, notamment « de vins cautionnés par des maîtres à penser ». La boucle est donc bouclée. Le terme "marketé" devient réel, dans les commentaires de dégustation et fait la fameuse « construction mentale » que décrivait Frédérique Datiche.
Gare toutefois à « ne pas galvauder le terme » car la sentence interviendra tôt ou tard. Les "buveurs expérimentés", aux goûts plus sûrs et aux choix plus éclectiques, affirmeront et révèleront l’imposture à terme.
Ménage à trois
Joëlle Brouard en profitait pour faire un tour d’horizon des grandes tendances en matière de vins sur le marché américain. Si la Bourgogne n’est pas la première à se jeter sur ces opportunités commerciales, elle n’en néglige pas l’évolution des goûts. En matière de cépage, prosecco et pinot grigio, « neutres et peu typés ont connu un succès » avec 6 % de PDM sur les vins à cépage (10 % pour le chardonnay). Actuellement, un vin aromatisé à la vodka (Absolut) perce en misant sur « la fraîcheur ». Sans communication, le moscato a augmenté de +80 % en 2012 ses ventes, en jouant sur l’art de vivre italien et son côté perlant : « ce vin ne se prend pas au sérieux et séduit les jeunes éduqués aux jus de fruit plutôt qu’aux sodas (juice box génération) et avec un bas niveau d’alcool » (entre 6° et 12°).
Autre tendance, les vins d’assemblage –comme la marque Ménage à Trois–, avec de nouveaux cépages légers, qui mentionnent aussi l’origine même pour des vins d’entrée de gamme.
Les vins "naturels" (ecofriendly, bio, sans sulfite…) « aux contours flous » ont une « approche santé et régime (low calories) ». Enfin, le vin se marie désormais avec la nourriture (food friendly) sans oublier d’être abordable pour les budgets (wallet friendly).
« Attention, les consommateurs sont irrationnels et ambivalents. Leurs demandes sont parfois contradictoires avec leurs achats », multiples. Pour une marque de vin ou un Domaine, « c’est la problématique du coiffeur. Est-ce qu’on vieillit avec sa clientèle ou on rajeunit les coupes proposées ? ». La marque, Yellow tail n’est plus la première aux Etats-Unis mais est montée en gamme…