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Lanceurs d'alertes, OGM, gaz de schiste...

La science bientôt en prison ?

Deux mois après la médiatisation de l’étude controversée sur le maïs OGM NK 603, l’Office parlementaire d’évaluation des
choix scientifiques et techniques organisait, le 19 novembre à
l’Assemblée nationale, une audition sur ce sujet. En parallèle, la communauté scientifique et l'Académie de médecine se sont émues de deux autres sujets polémiques : la condamnation d'experts après le séisme d'Aquila et une proposition de loi déposée au Sénat pour la
protection des lanceurs d'alertes.
Par Publié par Cédric Michelin
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« Quelles leçons tirer de l’étude sur le maïs NK 603 » ? Telle était la question posée par l’audition organisée par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques (OPECST), le 19 novembre à Paris. Une question qui éludait d’office le volet Roundup (Monsanto) de l’étude. Davantage que des leçons, cette audition aura permis de noter l’état de la controverse, mais aussi de mesurer les confrontations qui persisteront entre les protagonistes de cet échange. Car pour la première fois depuis la publication de l’étude de l’équipe de Gilles-Eric Séralini, le 18 septembre, étaient réunis, sous les yeux de parlementaires, l’auteur de l’étude, mais aussi des représentants de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire des aliments, de l’environnement et du travail), du HCB (haut conseil des biotechnologies).

Sortir de la confrontation est-il possible ?



Des pistes pour sortir de la confrontation étaient proposées. Pour le président du HCB, Jean-François Dhainaut, la question des conflits d’intérêt au sein des agences a progressé, avec les déclarations publiques d’intérêts. Il ajoutait : « c’est l’expertise scientifique collective qui est le meilleur garant de la qualité ». Francis Chateauraynaud, directeur d’études à l’école des hautes études en sciences sociales a rappelé que quatre systèmes existent : expertises, contre-expertise, mais aussi expertise collective et expertise participative, cette dernière pouvant impliquer des parties prenantes non scientifiques. Il a toutefois jugé : « Il va être difficile de faire table rase et de mener une controverse sur des bases nouvelles », notamment « parce qu’il y a des positions cristallisées ». Pour Christine Noiville, présidente du comité économique, social et environnemental du HCB, « il est nécessaire de mettre en place un système qui canalise les alertes, ainsi qu’une autorité qui fasse en sorte que ces alertes soient correctement instruites ».
Comme en écho, la même semaine étaient marquée par le vote après examen en séance publique par le Sénat, le 21 novembre, de la proposition de loi pour la création d’une haute autorité de l’expertise scientifique et la protection des lanceurs d’alerte, proposée cet été par la sénatrice Europe Ecologie Marie-Christine Blandin.

Maudits médias



L’OPECST a souhaité traiter de la place des médias dans cette affaire. Trois journalistes invités à témoigner ont dénoncé l’exclusivité donnée au Nouvel Observateur, qui a révélé le premier les résultats de cette étude. Invité à cette audition, l’hebdomadaire n’a pas donné suite. Ont donc témoigné Michel Alberganti, journaliste scientifique et chroniqueur chez France Culture, Valéry Laramée de Tannenberg, président de l’association des journalistes de l’environnement et Sylvain Huet, chroniqueur scientifique pour Libération et président de l’association des journalistes scientifiques de la presse d’information. Les journalistes ont fustigé une clause qu’ont dû signer les journalistes du Nouvel Obs’, exigeant d’eux le respect d’un embargo sur cette information. La pratique est courante dans la presse, mais généralement proposée sur un pied d’égalité à tous les médias, pour que les journalistes puissent recueillir d’autres avis. Or, cette clause interdisait également aux signataires de faire réagir d’autres scientifiques.
L’objectif a été de "protéger l’étude" et d’assurer sa publication dans la revue scientifique Food and Chemical Toxicology, a répondu Gilles-Eric Séralini. Un impératif aux yeux des financeurs qui ont apporté pour sa réalisation quelque 3 millions d’euros. L’équipe du Criigen aurait dû rembourser cette somme en cas de non-parution dans le journal scientifique, a expliqué Gilles-Eric Séralini.
C’est en tant que « témoin extérieur » aux mondes de l’agriculture, des biotechnologies et du journalisme, que Cédric Villani, médaillé Fields, professeur à l’université de Lyon et directeur de l’institut Poincaré, est intervenu. Il a rappelé de nombreux cas de controverses et de médiatisations dans l’histoire des sciences. Il relevait toutefois une « brèche de déontologie scientifique » dans le cas présent. Cédric Villani rappelait que la science avance par débats et controverses, mais aussi que le reviewing (exercice de relecture par des pairs, systématique pour une publication dans une revue scientifique) n’est pas une garantie d’exactitude, tout en estimant que « l’implication médiatique a desservi le débat ».



La jurisprudence Aquila



Le séisme de l’Aquila en 2009 n’a pas provoqué qu’un séisme en Italie il a aussi provoqué un séisme dans la communauté scientifique. En effet, le verdict du 22 octobre par le tribunal de cette ville des Abruzzes, a condamné à six ans de prison pour "homicide par imprudence", les scientifiques italiens accusé « d’avoir sous-estimé les risques avant le séisme meurtrier ». L'enjeu de ce procès était de déterminer la responsabilité de savants dans la prévision d'une catastrophe naturelle. Ce jugement pourrait faire jurisprudence en Europe. Est-ce à dire que dorénavant, les scientifiques n'ont plus jamais droit à l'erreur ?




Académie de médecine : Inquiet de la dérive des lanceurs d’alerte


Une proposition de loi relative à "l'indépendance de l'expertise en matière de santé et d'environnement et à la protection des lanceurs d'alerte" a été déposée au Sénat par Marie-Christine Blandin. Elle a pour objet de compléter les mécanismes d'alerte en matière de veille sanitaire notamment par la création d'une Haute Autorité de l'expertise scientifique et de l'alerte (articles 1 à 7), par la protection des personnes physiques ou morales lançant une alerte en matière sanitaire et environnementale (article 8), ou par l'instauration d'une « cellule d'alerte sanitaire et environnementale » dans les établissements publics de onze salariés ou plus, à caractère industriel et commercial et à caractère administratif qui emploient du personnel dans les conditions du droit privé (articles 9 et 10). L'Académie nationale de médecine adhère à la demande en faveur de davantage de débat public et de transparence dans la décision en santé publique élargie aux questions environnementales, mais formule des réserves sur une telle initiative dans le contexte actuel de l'information en matière de santé en France. " Le droit d'alerter doit être reconnu à tout citoyen, plus particulièrement aux scientifiques dont c'est une des missions essentielles. L'Académie de médecine est elle-même un « lanceur d'alerte » institutionnel. Cependant, l'alerte tend trop souvent à en rester au stade médiatique, au risque de réduire le débat à une polémique stérile, sans apporter au citoyen les réponses qu'il est en droit d'attendre. Légitimer l'alerte au détriment de l'expertise risquerait de faire passer la prise de décision politique avant l'évaluation scientifique. Si l'Etat en arrivait à prendre des décisions majeures sans s’appuyer sur les évaluations conduites par les structures d’expertise dont il dispose, il s'exposerait aux pressions, idéologiques, partisanes et lobbyistes ". L'Académie " met en garde contre une légalisation d'un statut de lanceur d’alerte non seulement injustifiée mais dangereuse, qui risquerait, de la même façon que l'inscription dans la Constitution du principe de précaution, d’assujettir notre avenir scientifique et technologique à la pression d’une opinion souvent mal informée ".


L'Efsa rejette l'étude Séralini



L'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a définitivement rejeté les résultats de l'étude Séralini. Cette dernière remettait en cause l'innocuité du maïs OGM NK 603 de Monsanto et de l'insecticide Glyphosate. « Les normes scientifiques acceptables n'ont pas été respectées et, par conséquent, un réexamen des évaluations précédentes de la sécurité du maïs génétiquement modifié NK603 n'est pas justifié », estime l'Efsa. L'autorité souligne également qu'il n'est pas non plus nécessaire de tenir compte de ces résultats dans l'évaluation menée actuellement sur le glyphosate. L'Efsa précise que cet avis est partagé par six agences nationales d'évaluation des risques sanitaires (Allemagne, Belgique, Danemark, France, Italie, Pays-Bas).


Lignes directrices en ligne de mire



Les échanges directs ont montré que certains sujets ne feront pas consensus. À commencer par la révision des lignes directrices européennes qui posent le cadre de l’évaluation des OGM avant autorisation. L’Anses se prononce « pour que le cadre européen soit rapidement adapté », tandis que Jean-Christophe Pagès, président du comité scientifique du HCB, rappelle qu’une telle révision « est un travail de longue haleine, qui a déjà été entrepris régulièrement ». Un projet de nouvelles lignes directrices européennes est d’ailleurs en cours de discussion à Bruxelles. Le HCB et l’Anses vont, par ailleurs, plancher ensemble sur ce sujet. Christophe Pagès rappelait en outre, en chœur avec Gérard Pascal, directeur de recherche honoraire en toxicologie et ancien chercheur à l’Inra, que deux projets européens sont en cours, qui pourraient éclairer le débat. Le scientifique, qui a aussi travaillé au sein de la commission du génie biomoléculaire, ancêtre du HCB, a retracé l’historique de la mise en place du système actuel pour les demandes d’autorisation d’OGM.

Données fournies mais inexploitables



« Aujourd’hui, la transparence est quasi-totale » a-t-il conclu, indiquant que quiconque peut demander à l’Efsa les dossiers et données brutes sur lesquels s’est fondée l’Agence européenne de sécurité sanitaire pour accorder une autorisation. Reste que ces données sont souvent fournies sous une forme (pdf) inexploitable, à moins de disposer des moyens de les re-saisir, a reconnu Marc Mortureux. Le directeur général de l’Anses soutient que les données devraient être présentées sous une forme plus pratique, comme un tableur. De son côté, Dominique Parent-Massin, présidente de la Société française de toxicologie et experte à l’Efsa, a déploré, après avoir torpillé l’étude : « 12 versions de lignes directrices ont été élaborées en 10 ans ». D’ailleurs, avec quelles hypothèses et quels financements reproduire une telle étude, a-t-elle lancé ? Elle réclamait des excuses publiques.
Séralini réclame la publication des données
Enfin pour Paul Deheuvels professeur à l’université Pierre et Marie Curie, « cette étude est une étape, il faut d’autres études pour la compléter et savoir si les soupçons sont fondés ». Dans le domaine pharmaceutique, témoignait-il, il est fréquent qu’une molécule soit abandonnée, « sur des bases bien plus ténues de suspicion de risque de toxicité ». Il était le seul à défendre la validité statistique de l’étude dirigée par Gilles-eric Séralini.
L’auteur de l’étude n’a pas démordu de sa position sur plusieurs points. Les données non confidentielles des études ayant abouti à l’autorisation du NK 603 et du Roundup doivent être rendues publiques. Sur ce point, il était soutenu par l’Anses et le HCB. Il rappelait que l’une des particularités de son étude, ce qui fait défaut aujourd’hui, est d’avoir étudié les effets à long terme du Roundup et non de sa seule substance active, le glyphosate.


Mythes et les légendes urbaines : Comment lutter contre ?



Désormais les OGM en général ne sont plus des produits issus d’une technique scientifique, la transgénèse en biotechnologies végétales ou animale, mais bien des produits connotés négativement, pour les consommateurs Français tout du moins.

John Cook et Stephan Lewandowsky, tous deux spécialisés dans le domaine des neurosciences, viennent de publier un guide de huit pages, The Debunking Handbook (Le guide de la démythification), dont l’objectif est de faire comprendre aux scientifiques et aux vulgarisateurs que ce qui doit être considéré comme important, c’est moins ce que pensent ou croient les gens que comment et avec quelle intensité ils le croient ou le pensent, explique le site pseudo-sciences.org.



Gare au « biais de confirmation » !

Dans un article de l’Agence Science Presse, intitulé « La vulgarisation en retard sur la psychologie » du 8 janvier 2012, Pascal Lapointe écrit que les vulgarisateurs scientifiques sont souvent eux-mêmes victimes d’un mythe, celui du « syndrome du déficit de connaissance » qui pré-suppose que le public est ignorant, et que, pour déraciner les croyances, les « démythifier », il suffit de lui apporter plus de faits, plus d’informations. Ainsi, il finira par voir la lumière et une relation plus saine surgira entre la science et le public. Pourtant, cela peut produire un contre-effet qui est de renforcer le mythe. Pour ébranler une croyance, il ne suffit pas de la bombarder de faits.

En effet, la pensée est sélective et a tendance à chercher et retenir ce qui confirme les croyances et à ignorer ou sous-estimer ce qui les contredit. C’est ce qu’on appelle le « biais de confirmation ».

Ce processus cognitif s’explique de deux façons : il nous permet de traiter plus vite l’information parmi une foule d’informations données, ce qui est positif ; mais comme nous n’aimons pas nous tromper, nous préférons ne pas chercher l’erreur, ce qui est un obstacle à la connaissance.



Alors comment communiquer efficacement ? Il semble qu’il faille se libérer de la représentation de la cruche pleine, qui serait le savoir et ceux qui le détiennent, et de la cruche vide, le public souvent désinformé. Communiquer efficacement, ce n’est pas remplir la cruche vide avec la cruche pleine. C’est se mettre à la place du public, prendre en compte ses préjugés, ses attentes et l’état de sa connaissance et ajuster son discours à l’auditoire.

C’est justement cette méthode que propose The Debunking Handbook.



Embrasser la méthode KISS

Les auteurs partent d’un constat : démythifier les mythes est un problème plus ardu qu’il n’y paraît. On peut facilement arriver à l’effet inverse, c’est-à-dire renforcer par inadvertance les mythes que l’on cherche à corriger.

Le mythe est persistant, même après avoir été corrigé. D’après une étude publiée dans le « Journal of Consumer Research », on a remis à des sujets un dépliant pour démythifier la résistance psychologique au vaccin contre la grippe. Trente minutes après la lecture du dépliant, une partie des sujets reste fortement persuadée que le vaccin est dangereux.

En 2011, dans « Psychonomic Bulletin & Review », John Cook et Stephan Lewandowsky ont proposé une méthode d’analyse du phénomène suivant : une information encodée dans le cerveau comme étant vraie continuera d’influencer la mémoire et le raisonnement, même après avoir été démontrée fausse.

Les auteurs du livret proposent une stratégie d’information en 6 points :



1 – Éviter que le public se familiarise avec le mythe. Lorsqu’on cherche à le corriger, il faut éviter de le mentionner et mettre l’accent sur les faits plutôt que sur le mythe.



2 - Rendre l’information facile à traiter. Contrairement à la tendance habituelle des vulgarisateurs scientifiques, John Cook et Stephan Lewandowsky recommandent de présenter un contenu simple en sacrifiant la complexité et les nuances, d’utiliser un langage clair, des phrases courtes, des sous-titres, des paragraphes. En anglais, ce principe se résume par le mot KISS, Keep It Simple, Stupid. Plus l’information sera facile à traiter par l’auditeur, et plus il sera en mesure de la reconnaître comme fondée. Toutefois, pour s’adapter à des auditoires différents, on peut avoir trois versions de son argumentaire, une version simplifiée avec des textes courts et des graphiques, une version intermédiaire, une version avancée en langage plus technique avec des explications plus détaillées.



3 – Ne pas en faire trop. Le communicateur scientifique s’imagine qu’en fournissant beaucoup de contre-arguments, il aura plus de succès dans la démythification. C’est l’inverse qui se produit. Le moins peut être le plus efficace. Par exemple, trois arguments permettent souvent mieux de corriger une croyance que douze arguments, qui finissent par renforcer la croyance initiale.



4 – Tenir compte du cadre de référence du public. Les processus cognitifs amènent souvent les gens, à leur insu, à traiter l’information de manière biaisée. Lorsque vous essayez de convaincre un auditeur en lui présentant des arguments qui vont à l’encontre de son cadre de référence, il va déployer toute son énergie pour en trouver d’autres qui contredisent votre démonstration. Il s’agit cette fois du « biais de non confirmation ».



5 – Quand le mythe est déboulonné, un vide est laissé dans l’esprit. Il faut le combler par une explication plausible. Par exemple, le CO2 contenu dans le Coca-Cola se trouve aussi dans les eaux gazeuses. Si le Coca-Cola à haute dose était mortel, toutes les eaux gazeuses le seraient aussi...



6 – Utiliser des graphiques. Ils sont un outil particulièrement efficace dans la lutte contre les mythes. Quand les auditeurs convaincus veulent réfuter vos arguments qui contredisent leurs croyances, ils se saisissent des ambigüités pour conforter leur interprétation. Les graphiques fournissent moins de possibilités de mauvaise interprétation ou de contradiction.

Ceux qui vulgarisent la science et qui déboulonnent les mythes ont tout intérêt à s’appuyer sur la psychologie et ses collaboratrices des temps modernes, les neurosciences. Gaston Bachelard, en 1937, dans La formation de l’esprit scientifique, disait déjà des professeurs de sciences : « Ils n’ont pas réfléchi au fait que l’adolescent arrive dans la classe de physique avec des connaissances empiriques déjà constituées : il s’agit alors, non pas d’acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne. ». Ceci est toujours vrai pour un grand nombre de vulgarisateurs scientifiques : « Ils ne comprennent pas qu’on ne comprenne pas. Peu nombreux sont ceux qui ont creusé la psychologie de l’erreur, de l’ignorance et de l’irréflexion. »



Académie de médecine : Inquiet de la dérive des lanceurs d’alerte

Une proposition de loi relative à "l'indépendance de l'expertise en matière de santé et d'environnement et à la protection des lanceurs d'alerte" a été déposée au Sénat par Marie-Christine Blandin (Ecolo. - Nord) et plusieurs de ses collègues. Elle a pour objet de compléter les mécanismes d'alerte en matière de veille sanitaire notamment par la création d'une Haute Autorité de l'expertise scientifique et de l'alerte (articles 1 à 7), par la protection des personnes physiques ou morales lançant une alerte en matière sanitaire et environnementale (article 8), ou par l'instauration d'une « cellule d'alerte sanitaire et environnementale » dans les établissements publics de onze salariés ou plus, à caractère industriel et commercial et à caractère administratif qui emploient du personnel dans les conditions du droit privé (articles 9 et 10). L'Académie nationale de médecine a immédiatement réagit, sur cette amplification du principe de précaution.

L'Académie nationale de médecine a pris connaissance de la proposition de loi déposée au Sénat en vue de créer un statut de lanceur d'alerte (1). Tout en adhérant à la demande de nos concitoyens en faveur de davantage de débat public et de transparence dans la décision en santé publique élargie aux questions environnementales, l'Académie tient à formuler des réserves sur une telle initiative dans le contexte actuel de l'information en matière de santé en France.
Le droit d'alerter doit être reconnu à tout citoyen, plus particulièrement aux scientifiques dont c'est une des missions essentielles. L'Académie de médecine est elle-même un « lanceur d'alerte » institutionnel, de par ses statuts qui lui permettent de s'auto-saisir de toute question susceptible de mettre en danger la santé publique (2).
La science a des implications sociétales qui dépassent le domaine traditionnellement réservé aux scientifiques et qui devraient pouvoir être débattues sereinement sur la place publique.
Cependant, l'alerte tend trop souvent à en rester au stade médiatique, au risque de réduire le débat à une polémique stérile, sans apporter au citoyen les réponses qu'il est en droit d'attendre.
Le lanceur d'alerte a le droit d'être « protégé » contre d'éventuelles représailles, et la loi, dans ce cas, lui offre déjà suffisamment de possibilités de recours.
Mais, dans la mesure où la médiatisation peut créer une confusion avec de véritables expertises (3), un « statut » légaliserait la dérive actuelle qui, sans contrepartie de responsabilité et sous prétexte d'expression dite citoyenne, en vient à tromper le public et les décideurs.
Créer une « Haute Autorité de l'expertise scientifique et de l'alerte en matière de santé et d'environnement » reviendrait à nier la valeur de l'expertise scientifique, et la légitimité des agences et des académies à l'assurer, tout en rendant encore plus complexe un dispositif d’expertise officielle qui gagnerait au contraire à être simplifié et clarifié (4).
Légitimer l'alerte au détriment de l'expertise risquerait de faire passer la prise de décision politique avant l'évaluation scientifique (5). Si l'Etat en arrivait à prendre des décisions majeures sans s’appuyer sur les évaluations conduites par les structures d’expertise dont il dispose, il s'exposerait aux pressions, idéologiques, partisanes et lobbyistes.
L'Académie demande la reconnaissance de la primauté de l'expertise scientifique :

- l'évaluation des alertes, qu'il faut bien distinguer de leur gestion par les pouvoirs publics, doit pouvoir être menée sereinement, en amont de la décision et sur des bases scientifiques validées ;

- l'expertise collective doit être privilégiée afin d'éviter une personnalisation médiatique abusive ;

- la déclaration des conflits d'intérêts, passés et présents, est certes une mesure nécessaire afin de conserver à une expertise de qualité toute sa valeur, mais elle doit s'imposer de la même façon à tous ceux qui interviennent, à titres divers, dans le débat public ;
- la suspicion qui entache trop souvent l'expertise altère l'information scientifique. L’Académie de médecine réitère donc la demande qu’elle a faite, conjointement avec cinq autres académies, en faveur de la création d’un Haut comité de la science et de la technologie qui, auprès du Président du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, serait chargé de rendre compte régulièrement de la manière dont les questions scientifiques sont traitées par les acteurs de la communication audiovisuelle.

L'Académie met en garde contre une légalisation d'un statut de lanceur d’alerte non seulement injustifiée mais dangereuse, qui risquerait, de la même façon que l'inscription dans la Constitution du principe de précaution, d’assujettir notre avenir scientifique et technologique à la pression d’une opinion souvent mal informée
Elle dénonce cette initiative qui, si elle aboutissait, loin d'aller dans le sens de l'intérêt général, risquerait de brouiller l'information de nos concitoyens et de les détourner des véritables questions de santé publique.


NOTES
1- « Proposition de loi relative à la création de la Haute Autorité de l'expertise scientifique et de l'alerte en matière de santé et d'environnement ». Rapport n° 24 (2012-2013) de M. Ronan DANTEC, au nom de la commission du développement durable du Sénat, déposé le 9 octobre 2012

2- 12 ans après avoir publié un article hautement controversé qui suggérait un lien entre le vaccin contre la rougeole et l'autisme, la prestigieuse revue The Lancet a dû se rétracter. Mai le mal était fait … Aussitôt publiés, ces résultats avaient suscité un véritable vent de panique dans le monde anglo-saxon, les taux de vaccination chutant radicalement à 81% en Angleterre. Ainsi, en un an, de 1999 à 2 000, en Irlande, on est passé de 148 à 1603 cas de rougeole. La même année, trois enfants sont morts de la maladie, jusque-là quasi éliminée. Et l'épidémie s'est propagée dans toute l'Europe, notamment en France : depuis le 1er janvier 2008, près de 23 000 cas de rougeole ont été déclarés en France, en trois vagues épidémiques. 2011, 14 966 cas ont été notifiés en 2 011, dont 714 pneumopathies graves, 16 complications neurologiques et 6 décès (InVS)

3- « EXCLUSIF. Oui, les OGM sont des poisons ! » - Le Nouvel Observateur du 18 septembre 2012

4- Un rapport de l'Inspection générale des finances (IGF) du 17 septembre 2012 constate que les quelque 1 244 agences répertoriées en France engendrent des coûts importants, ne correspondant pas toujours à une amélioration de la qualité du service public

5- Des parlementaires ont diffusé dans les médias un communiqué annonçant une proposition de loi sur l'interdiction des adjuvants dans les vaccins, au nom de l'Assemblée nationale, sans l'accord des autorités de l'Assemblée. (« moratoire sur l'aluminium utilisé comme adjuvant dans les vaccins », recommandé par un groupe d'études des vaccinations de l'Assemblée nationale le 13 mars 2012)


Parution en librairie | Hermès no 64
Les chercheurs au cœur de l'expertise

En situation d'incertitude, l'expertise scientifique peut fournir aux décideurs des arguments leur permettant d'arrêter une position. De ce fait, elle se trouve régulièrement au cœur de l'actualité : OGM, normes environnementales, santé publique, gestion des risques chimiques, etc. Dans les séries télévisées, les experts sont souvent mis en avant et on a récemment nommé un « gouvernement d'experts » en Italie.

Ces controverses autour des questions de santé ou d'environnement posent la question des rapports tendus entre science académique et expertise. Constater que ces deux activités relèvent chacune d'une logique qui lui est propre peut paraître paradoxal : l'expertise scientifique ne tire-t-elle pas sa légitimité de celle de la science ? Mais si effectivement les experts sont le plus souvent des scientifiques, leur travail obéit à des règles différentes.

En situation d'expertise, les chercheurs produisent de la connaissance scientifique pour un public plus large que celui de leur communauté de recherche : ils interagissent avec des acteurs des mondes économique, politique, médiatique, militant, dont les objectifs diffèrent des leurs. Inévitablement, les contextes et les usages différents de la connaissance influencent son processus de production et son impact dans la société.

Ce volume d'Hermès illustre le changement des relations entre recherche académique et expertise scientifique. Il cherche à éclairer quelques zones d'ombre : Comment sont sélectionnés les experts ? La société civile a-t-elle sa place dans des processus d'expertise ? Qui évaluera les experts ? En fil rouge, c'est la question brûlante des conflits d'intérêts qui traverse l'ensemble du volume.