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ENVIRONNEMENT

Le chemin difficile de la réussite de la décarbonation

Sur le principe, tous les acteurs, de la production à la grande distribution, sont d’accord pour décarboner. Mais l’application du principe risque de prendre plus de temps que prévu et encore faudrait-il que tout le monde joue le jeu.

Le chemin difficile de la réussite de la décarbonation
En 2020, l’Union européenne (UE) a porté son objectif de réduction d’émission de gaz à effet de serre à 55 % entre 1990 et 2030, contre 40 % antérieurement. iStock-Galeanu Mihai

Les politiques essaient de faire avancer le dossier de la décarbonation, parfois à marche forcée. En effet, la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) adoptée en 2015 a été révisée une première fois en février 2020 puis une deuxième fois en 2023 avec, à chaque fois, des ajustements qui ont dérouté les secteurs économiques concernés : industries, agriculture, transport, énergie, etc. La stratégie doit désormais s’aligner sur les engagements européens, notamment ceux de décembre 2020, quand l’Union européenne (UE) a porté son objectif de réduction d’émission de gaz à effet de serre à 55 % entre 1990 et 2030, contre 40 % antérieurement ! Pour Aurélie Catallo directrice de l’agriculture à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), il ne fait aucun doute qu’à plus ou moins longue échéance, il faudra réduire la production agricole, même si l’objectif affiché est de réduire les apports en azote d’un quart d’ici 2050 tout en maintenant le potentiel de production. Elle doute que l’on puisse y parvenir. Il en est de même pour le cheptel laitier et/ou le cheptel bovin allaitant. Les modélisations de l’Iddri et d’autres instituts ne permettent pas de déterminer avec certitude l’impact réel des politiques de décarbonation sur la production agricole française. « On raisonne comme si les agriculteurs étaient pleinement indépendants de leurs choix économiques et environnementaux. Or ils ne le sont pasCe qui les met dans des situations d’impasses », a-t-elle estimé.

Neutralité carbone en 2050

L’intérêt est de réussir la décarbonation de l’amont agricole avec l’objectif de réussir une agriculture neutre en carbone en 2050, alors même qu’elle est encore « trop dépendante aux énergies fossiles et aux importations pour l’alimentation animale et trop vulnérable à la spécialisation de certains systèmes (phytosanitaires, sélection végétale…) », a observé Corentin Biardeau, ingénieur de projet agriculture de The Shift Project. L’investissement n’est pas que financier. Il se fait aussi dans la formation des conseillers et dans la contractualisation, a illustré Olivier Tillous-Borde, directeur des développements stratégiques d’Euralis. L’idée est d’embarquer les agriculteurs dans la transition agroécologique et de leur prouver que ce système peut être profitable et rentable grâce à la mise en place de fermes pilotes et par le paiement pour services environnementaux, notamment sur la captation carbone. Une démarche confirmée par Christophe Miault, secrétaire général adjoint de La Coopération laitière. « Il faut d’abord jouer les leviers de l’agronomie et de la zootechnie », a-t-il affirmé. Favorable à un conseil/vente sur la décarbonation, il a confirmé que « la moitié des élevages laitiers français ont un capteur carbone chez eux grâce à l’outil CAP2ER. La Coopération agricole qui établit le lien entre la production, l’industrie et la grande distribution est à même d’apporter des solutions, d’autant plus qu’elle a baissé (- 22 %) ses émissions de gaz à effet de serre plus vite que le reste de l’industrie (- 17 %) entre 2019 et 2023 », a souligné Lucas Colson, directeur de projet à la Direction générale des entreprises (Bercy). Mais il lui reste encore à investir entre 12 et 16 milliards d’euros (Md) d’ici 2050 pour atteindre les objectifs SNBC. « Dont 9 à 11,5 Md€ pour les trois filières les plus émettrices : sucre, amidon et produits laitiers », a-t-il précisé. « Techniquement, la décarbonation de l’activité à 100 % est réalisable avec les technologies existantes », a enchaîné Patrick Roiron, responsable de la veille industrielle chez le sucrier Cristal Union. Si le recours à la biomasse est une solution, il faudra néanmoins arbitrer entre la production d’énergie et l’alimentation animale, notamment en ce qui concerne les pulpes de betteraves qui peuvent être utilisées dans les deux activités de recyclage, a-t-il expliqué.

Trouver les modèles économiques

Il reste à déterminer les modèles économiques de décarbonation à mettre en place tout le long de la filière alimentaire, de la production à la consommation, « tout en continuant à produire, en étant résiliant et en protégeant les sols et la biodiversité », a précisé Valérie Trapier, directrice RSE de Vivescia. Le marché carbone reste assez fermé pour la France. Elle n’y joue qu’un rôle mineur : 567 000 tonnes équivalent C02 (téqCO2) valorisées à 33 €/tonne, à comparer aux 170 millions téqCO2 à 6,53 €/t du marché mondial. « L’objectif est de partir sur des petites expériences et de massifier », a développé Valérie Trapier qui vise 1 000 exploitations bas carbone en 2026 pour sa coopérative. Pour Vincent Moulin Wright, la moitié de la décarbonation du secteur industrielle (- 40 % depuis 1990) est due « pour moitié à la désindustrialisation de la France. Décarboner n’a aucun sens si on ne réindustrialise pas », a-t-il observé, demandant que chacun joue le jeu, pointant l’inaction des États-Unis, de la Chine, de l’Inde ou encore de la Russie… « Si nos actions sur l’eau, le foncier, la biodiversité sont mesurables en France car ils restent en France, les GES passent les frontières », a-t-il rappelé, précisant que le monde avait quand même décarboné 40 % de sa croissance en un quart de siècle. Autrement dit, tout n’est pas perdu, la solidarité mondiale pourrait être profitable à tous. Ce qui nécessite que le consommateur consente aussi à payer sa contribution dans l’achat des produits agricoles bruts et transformés décarbonés. L’effort n’est pas insurmontable : « un centime d’euro par baguette et quatre centimes pour une bière », a chiffré Valérie Trapier. « Derrière toutes les solutions proposées, n’oublions pas la nécessité d’avoir des débouchés économiques. On ne va pas faire des légumineuses si on ne peut pas les valoriser », a-t-elle conclu, insistant sur « le revenu et la compétitivité des exploitations ».

Christophe Soulard