Le goût a tous prix
Vinosciences de Bourgogne, sur le thème complexe du « Goût du vin » hier,
aujourd’hui et demain. Les enjeux derrière vont du simple plaisir des
consommateurs à l’aboutissement professionnel. Au milieu, se joue
également la hiérarchisation des vins et surtout leurs positionnements
et prix de vente…
L’émergence de nouveaux marché, l’arrivée de nouveaux consommateurs moins fidèles, et plus hédonistes, l’évolution permanente de l’économie, sont autant de facteurs qui influent la perception des goûts des vins. Or, pour la filière vitivinicole, mieux cerner les composantes du goût est fondamental pour mieux préparer l’avenir. C’est pour comprendre et anticiper les évolutions que l’Interprofession (BIVB), avec sa Commission et le Pôle Technique & Qualité, a organisé les Vinosciences de Bourgogne, un échange entre professionnels et scientifiques.
Des religieux aux terroirs
« Vaste réflexion », s’exclamait Christophe Lucand, historien du goût à l’Université de Bourgogne, avant d’aborder le goût des vins de la région du XVe au XXe siècle. Passant rapidement sur le "goût" du pouvoir religieux et politiques des origines gallo-romaines, il s’attardait plus sur les différences qui existent encore aujourd’hui entre vins de viticulteurs - misant sur l’agro-terroir - et les vins de négociants, centrés sur les demandes des consommateurs.
Ce changement du "bon" goût imposé aux consommateurs causa des tensions et les commerçants n’hésitèrent pas à critiquer ce nouveau paradigme : « Nous trouvons plus simple de se rapporter à leur gout (des consommateurs, ndlr), plutôt que leur faire boire des vins qui ne leur plaisent pas », sous entendu, les vins de vignerons.
Une question d’éducation et de prescription donc. « On a déplacé le sens, de la bouche à l’oreille. Les amateurs d’étiquettes apprécieront », ressentait l’historien lucide. Avec comme base le droit du sol (1813), au début du XXe siècle, « on glisse des vins d’origine aux vins de terroirs ». Après les années 1950, c’est le déclin des vins de table et l’avènement des ventes en Grande distribution. Le dégustateur n’est pas amer puisque dès lors, il « ne traque plus les mauvais goûts mais, interprète et qualifie les vins ». Cette vision « positive du goût du terroir » permet de transposer la norme juridique vers des normes culturelles et sensorielles.
La minéralité n’existe pas… encore
Mais lesquelles dominent ou s’imposent actuellement ? Justement, Yves Le Fur prenait l’exemple de la minéralité des vins et posait d’emblée la question si ce terme est plus un « outil marketing ou une réalité sensorielle ? »
Débutant sous un angle de vue linguistique, ce chercheur au CSGA (Centre des Sciences du Goût et de l’Alimentation) analyse les « mots des experts et des consommateurs » pour y voir plus clair. Premier constat, l’emploi de "vin minéral" ou "minéralité du vin" est déjà utilisé dans les descriptions de certains vins, majoritairement blanc. Idem, dans la presse semi-professionnelle.
Reste que le mot minéralité est toujours absent des dictionnaires contemporains. Alors, quels définition et synonymes ? Un questionnaire a permis de générer un début de réponse collective. Pour le vocabulaire pédogéologique, on retrouve : goût de terroir, terre, pierre, cailloux, roche, granit, pierre à fusil, calcaire, métallique… Dans le « périmètre de la sensorialité », le discours des experts se porte vers : bouche, frais, acidité, sensation… En matière géographique, ce n’est pas un terme exclusif à la Bourgogne et à Chablis : blanc, sec, Sauvignon, vins de Loire, Arbois, Riesling…
Faut-il donc tout miser sur une communication "minéralisée", comme ce fut le cas à un moment, avec la tendance du boisé ? Attention, « minéralité est aussi associé à fruité ! », ce qui est pourtant son contraire, met en garde Yves Le Fur.
Confusion entre standard et ultrapremium
Finalement, ce n’est certainement pas une notion unique qui peut le mieux décrire un vin. De l’Inra, Pascal Schlich en est persuadé, lui qui s’interroge plutôt sur le « futur des dégustations ». Pour ce spécialiste du goût, il faut « mesurer la temporalité et la complexité du vin ». Il détaillait alors la méthode de Dominance temporelle des sensations (DTS), la version scientifique analysant l’attaque, l’évolution et la finale. « L’idée est alors de trouver les descripteurs qui arrivent » en bouche afin d’avoir une séquence de « dominances » significatives.
Premier enseignement logique, les vins les moins appréciés sont ceux dont l’astringence arrive « trop tôt ». A l’inverse, toujours testé sur le cépage Syrah, les consommateurs semblent aimer les signaux clairs, la dominance simple de fruits rouges et de sucré, pour une « meilleure buvabilité ». Les ultrapremium ont eux des profils DTS complexes, à l’image des Grands Crus bourguignons.
Pourtant, lors de dégustations à l’aveugle, allant de vins standard à ultrapremium, les consommateurs Anglais n’ont pas réussi à remettre les vins dans l’ordre de prix, contrairement aux Français. Et lorsque la dégustation se fait « avec du fromage, plus rien n’est significatif ».
Influencer les "pensées magiques"
Le gout sera fait des influences venant des médias, du marketing ou des prescripteurs. Le "product placement" – dans des films par exemple – « consolidera la "pensée magique" », construite par l’ambiance. Tandis qu’on devrait voir « la constitution de mythes » influencer le goût de demain, puisqu’avec l’asiatisation du monde actuel, « leurs langages (idéogrammes) racontent des histoires ».
Frédéric Brochet rappelait qu’il « faut se méfier de ces évolutions. Près du Vésuve en Italie, Pompéï était le vignoble phare dans l’antiquité. Aujourd’hui, c’est un bidonville ! Demain, ces remises en cause pourraient faire du Clos Vougeot une zone pavillonnaire ou industrielle », provoquait-il pour conclure.
La Bourgogne antimoderniste ?
Marion Demossier, sociologue à l’Université de Bath, se voulait elle aussi « provocatrice » et pointait le décalage sur le terme de la « modernité » qui a « tendance à rentrer difficilement dans les mentalités en Bourgogne alors qu’il prend un poids fondamental au niveau mondial ». La globalisation a des atouts bénéfiques mais aussi nécessite de « déconstruire le goût », tel que la Bourgogne le conçoit. La culture anglo-saxonne protestante se diffuse. « Ébriété et aspect festif comptent de plus en plus dans des sociétés répressives sécuritaires ». Pour elle, il n’y a pas eu « d’appauvrissement du fait de la globalisation mais, au contraire une complexité croissante pour les consommateurs », choisissant parmi des cultures et produits différents, « enrichissant sur le plan culturel » (concept de cosmopolitanisme).
La consommation "élitiste" coexiste et il faut désormais « projeter un certains nombre de nos fictions, de nos notions de plaisirs et d’esthétiques pour développer notre univers et cultures du vin », insiste l’anthropologue. « Je caricature mais les riches consomment des Bourgognes pour gérer leur stress » et pour leur « prestige social ». Malgré la « récession » économique mondiale « redessinant les frontières du goût et des consommateurs », les inégalités se creusent et boire du Bourgogne « renvoie à un imaginaire » : « La Bourgogne ne se rend pas compte que la seule évocation de son nom a un impact fondamental ». Mais, avec notre image parfois rebutante d’une « région viticole complexe », « il faut éduquer les consommateurs » et « continuer de travailler cette notion de diversité », comme avec l’inscription des Climats à l’Unesco.
Le goût : 1 % du prix !
Spécialiste de la psychosociologie de la dégustation, Frédéric Brochet avait la « difficile tâche » de prédire le goût de demain, qui déterminera « l’évolution future des vins ». Pour ce directeur d’Ampelidae, il reliait immédiatement goût à économie. « Le goût n’existe pas dans la bouteille, ni dans le verre, mais dans la tête du consommateur ». Pour un consommateur, « la représentation d’un vin est globale et n’intègre pas que sa composition chimique ». Mais alors, qu’est ce qui compte ? « On n’a pas de réponses aujourd’hui », si c’est le goût, le lexique, le prix... Des expériences ont été menées pour « mesurer économiquement la part de la sensorialité » des vins.
Pour cela, une vente aux enchères fictives a été organisée. Lorsque les acheteurs goûtent le vin en voyant l’étiquette, ces derniers sont près à payer 10 fois plus cher que lorsqu’ils dégustent simplement ce même vin à l’aveugle. « Le goût coûte donc 10 % » du prix. Récemment, à Bordeaux, la même expérience a aboutit à un écart de prix de 100 fois, « dû à l’inflation terrible de ces dernières années ».
Le goût, c’est le prix
« En disant qu’un vin vaut 10 ou 100 €, qu’est-ce qui se passe dans leur tête pour que le goût soit si différent. La sensorialité est-elle un gigantesque mensonge ? C’est inquiétant ! », lance ce docteur en œnologie. Pour lui, la réponse est inattendue : « le prix est un élément stratégique ». Pour preuve, « l’explosion récente des prix des Châteaux Lafite-Rothschild ». Comparé à un tonneau de 900 litres d’appellation bordeaux, en 2010, une bouteille de ce vin vaut plus. « Même si de tout temps il y a eu des écarts de prix, on atteint là un écart de 1.000 fois. Ce qui est totalement inconnu » dans l’histoire des vins.
En cause, ou « en raison probablement, de la "pécuniarisation" du monde », tirée par la demande chinoise. Mais, pas n’importe laquelle, celle des nouveaux riches qui ont besoin d’achat « de réassurance » pour apparaître ou être dans les catégories sociales supérieures, « auxquelles les chinois sont attachés ».
L’INAO : « en total inadéquation » ?
Yves Le Fur revenait pour savoir si le jugement de typicité est une « affaire de subjectivité ». « Une AOC répond à un espace produit », à l’opposé de l’espace sensoriel qui peut se « raisonner sur un cépage, une zone géographique… ou une AOC » justement. Il prenait alors « un cas d’école », celui entre vins jaunes et vins "typés" vins jaunes. Des professionnels - « qui comptent » - arrivent à les différencier lors de dégustations à l’aveugle. On peut alors dire que « les représentations vont dans le même sens » et les professionnels ont « une vision commune » pour définir un vin jaune. Par contre, son travail sur l’AOC Fleurie - avec 100 vins, dont 50 fleuries contre 50 non fleuries (25 autres crus et 25 beaujolais villages) -, montre que « la prise de risque existe alors ». Résultat, l’avis des professionnels « se focalisent » mais « le faisceau de convergence est plus éclaté », en raison de la nature des échantillons « quasi-identiques ». Dans ce cas, les fleuries ont un espace sensoriel qui se superpose avec celui des non fleuries. Les conclusions de Yves Le Fur tombaient alors brutalement sur le CAC (Conseil des agréments et contrôles) de l’INAO : « est-il raisonnable de choisir cinq membres ? De présenter des échantillons choisis ?… Les objectifs et les moyens (pour définir un espace produit AOC, ndlr) sont en total inadéquation ».