Remettre en valeur la fonction nourricière
S’ils ont l’impression d’être sans cesse attaqués dans les médias, les agriculteurs conservent une image très positive auprès de la population. Les citoyens sont cependant de plus en plus exigeants vis-à-vis de la qualité de leur alimentation, d’autant que la quantité leur est largement assurée depuis les progrès réalisés par l’agriculture européenne de l’après-guerre.

« Quand on est urbain, on n’a aucune raison de penser à l’agriculture : tout est automatique. Dans les supermarchés, tout est plein, il y a toujours quelque chose dans le frigo, c’est comme si derrière l’alimentation, il n’y avait aucun travail », relève Sébastien Abis, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et directeur du Club Déméter, à l’occasion d’une table-ronde organisée le 23 novembre par Sol et Civilisation.
Et pourtant, les agriculteurs font face à des défis que peu d’autres professions connaissent, à savoir l’imprévisibilité du climat, la nécessité d’innover en permanence, une pression normative extrêmement forte, confrontés à des attentes sociétales particulièrement importantes alors que la qualité de l’alimentation française et européenne n’a cessé de progresser depuis l’après-guerre.
Mais c’est justement « parce qu’on se rapprochait du risque zéro au niveau sanitaire qu’il est devenu insoutenable, pour les citoyens, que ce risque zéro ne soit jamais atteint », explique Bernard Chevassus-au-Louis, scientifique et président de l’association Humanité et biodiversité. A cet égard, les crises sanitaires des années 1980 ont été vécues comme un traumatisme pour la population qui pensait que cela ne pourrait plus jamais arriver.
Les sociétés modernes ont en effet oublié les longs efforts réalisés par l’homme pour dompter la nature et ce qu’elle avait de dangereux pour lui, se construisant peu à peu une image idéalisée de cette nature comme un antidote à des évolutions sociales qui iraient trop vite, trop loin, explique également le scientifique. Or parallèlement, les agriculteurs ont construit une image de plus en plus artificialisée de la nature, leur outil de travail, en enlevant tout ce qui ne contribuait pas à la production, comme les haies, les mares, ce qui pour le reste de la société faisait justement le charme de cette nature.
Fonction sociale peu reconnue
« Le cœur du problème, c’est notre perception de ce qui a de la valeur ou non », souligne Sébastien Abis, notant que la majorité des gens sont prêts à acheter les derniers smartphones sans critiquer leur prix, alors qu’ils s’insurgent dès que la baguette de pain augmente de quelques centimes.
D’ailleurs, il ne faut cependant pas oublier que si l’agriculture est déboussolée dans des sociétés riches, elle reste beaucoup plus stratégique dans un certain nombre de pays du monde, surtout au regard du changement climatique qui impacte en premier lieu les pays en développement. Pour autant, dans la plupart des sociétés du monde, le mot paysan a toujours revêtu un caractère péjoratif. « La littérature du XIXème siècle, passant de Balzac à Marx, met en avant une vision extrêmement négative des paysans », rappelle la philosophe Catherine Larrère. Les années 1950 ont néanmoins marqué un tournant, avec la modernisation de l’agriculture française et la vision que les agriculteurs ne devaient plus nourrir non seulement la France, mais aussi le monde.
« C’est cette fonction sociale qui a par la suite été attaquée », poursuit Catherine Larrère, quand cette agriculture a rencontré des crises de surproduction, puis avec la prise de conscience que le modèle agricole générait une dégradation de l’environnement.
Pourtant, les sondages successifs indiquent aujourd’hui que les Français restent très attachés à leur agriculture. Et si à la question « les agriculteurs sont-ils respectueux de l’environnement ? », le pourcentage de personnes qui répondent à l’affirmative diminue année après année, il faut noter que la population jeune (18-24 ans) est beaucoup moins sévère que le reste de la population, sur ce critère comme sur la plupart des autres critères négatifs, ce qui donne de l’espoir quant à l’image de la société renvoyée par l’agriculture. Les divergences proviennent sans doute d’un manque de dialogue quand aujourd’hui, la majorité de la population n’a plus aucun lien avec l’agriculture, et donc aucune idée de sa complexité.
Sans compter qu’à cette demande croissante de sens que les citoyens mettent dans leur alimentation, « les réponses des représentants des agriculteurs sont toujours des réponses sur les plans technique et économique », constate Catherine Larrère. Il faut selon elle insister sur la fonction nourricière de l’agriculture, et apporter davantage de réponses « au niveau symbolique et éthique ». Et peut-être, ainsi, ré-enchanter l’agriculture auprès d’un consommateur déjà convaincu que l’alimentation est potentiellement pourvoyeuse d’un grand nombre de vertus.