Un cheval (blanc) de bataille

Pierre-Olivier Clouet est le directeur du célèbre Domaine du Cheval Blanc à Saint-Emilion, au coeur des grands crus classés Bordelais. Il était invité comme grand témoin du Vinosphère dédié à la décarbonation, lui qui a écrit un manifeste avec le biologiste, Marc-André Sélosse, qui était dans ce même rôle en 2022. « Nous sommes tous confrontés au changement climatique. C’est du concret pour nous vignerons. Cela touche notre sol, notre plante, notre façon de produire du vin, notre capital… », commençait-il sans ambages. Il se livrait alors sans filtre et sans note, même si le discours semblait bien rodé.
Agribashing et greenwashing
« Les pratiques de l’agriculture sont montrées du doigt et on doit faire notre travail de conscience », mais aussi redire ce qui fonctionne et donner des solutions aux jeunes générations notamment. « Pas besoin toujours d’une armée d’ingénieurs, on peut revenir aux choses simples et basiques », plaidant immédiatement pour le retour des arbres dans les vignes. Mais avant d’argumenter sur l’agroforesterie qui ne fait pas l’unanimité dans la profession, il invitait quand même chacun à « ne pas avoir peur des chiffres, des experts, d’apprendre, de comprendre pour mieux réduire », ses propres émissions de gaz à effet de serre. Comble de l’esprit français, il critiquait « ceux qui critiquent l’imperfection des solutions », comme les voitures électriques. « Ce n’est pas une solution magique, mais c’est déjà bien et on ne doit pas culpabiliser ou attendre la solution parfaite », lui qui prônait une multitude de « petites victoires » avant de passer éventuellement à « plus grande échelle ». Rappelant le dicton populaire plein de bon sens : « la meilleure énergie est encore celle qu’on n’utilise pas », pour parler aussi du matériel qu’on « fait durer ».
Après cette introduction sur la sobriété, Pierre-Olivier Clouet « basculait » sur un sujet lui tenant à cœur : l’agroécologie. « Cela ne se fait pas du jour au lendemain, c’est une transformation douce, mais qui propose un projet cohérent aux équipes et à nos propriétaires ». Sa définition de l’agroécologie n’est pas compliquée et bien dans le sens de « l’agriculture au service de l’écologie en donnant le manche à l’agriculture qui choisit ses armes », insistait-il bien. Et pour celles et ceux qui n’auraient pas compris : « ras-le-bol des donneurs de leçons », fustigeait-il ceux qui prônent l’inverse, l’écologie qui dicte les pratiques agricoles.
Et donc il revenait à la base, « faire en fonction de son sol, de ses plantes… », mais aussi de « ses marchés », ne mésestimait-il pas le niveau de risque économique que chacun peut prendre en fonction de tous ces paramètres. « On doit redonner la capacité de décider en confiance ». Et de se montrer critique encore une fois sur certains parlant d’agroécologie « avec imposture, laissant place aux allégations, au greenwashing dès qu’il y a trois arbres sur un parking ou une plante de conservation dans une parcelle », mettait-il en garde contre un probable « retour violent de boomerang ».
Couverts, arbres et élevages
Sur la cinquantaine de parcelles des 40 hectares du Domaine près de Saint-Émilion, il a choisi trois axes : arrêt des labours et mise en place de couverts ; agroforesterie et polyculture-élevage. Si tout le monde comprend facilement l’arrêt des labours, ses couverts végétaux ne sont pas là pour concurrencer la vigne et donc « ils poussent en hiver, mais on ne les coupe pas, on les couche, on les roule, ce qui fait de la matière organique naturelle », au service donc des vignes et raisins. L’arrêt du labour favorise la biodiversité souterraine (champignons, mycorhizes, vers de terre…) et la lutte contre l’érosion des sols, ne craignait-il pas le dicton « qu’un binage vaut deux arrosages », répliquant même qu’avec cette croyance ancienne, « le croissant fertile n’est désormais plus qu’un tas de sable ». Rude.
Il ne jetait pas le savoir-faire des anciens pour autant et rappelait justement que l’agroforesterie « est plus vieille agriculture du monde ». En revanche, il se faisait bien comprendre, « on ne laisse pas la nature faire, pas du tout », lui qui expliquait que l’arbre ou forêt est alors un nouveau « écosystème à gérer : avec des arbres à tailler, à maîtriser ». Le Domaine du Cheval Blanc est parti sur 80 arbres à l’hectare, moitié fruitiers, moitié forestiers, « pour démultiplier les champignons mycorhiziens et donc les échanges de nutriments et d’eau ». Pour lui, il voit les arbres comme des « pompes à eau », propice pour la biodiversité, mais aussi pour l’ombrage des vignes en été. Et de faire un clin d’œil à la Bourgogne, « nous avons de la chance en ce moment, nous sommes dans un trou de souris pour l’équilibre de nos vins. Mais on doit maîtriser nos microclimats pour continuer d’avoir des vins frais et élégants », avant de penser à changer de cépage, de région, d’identité…
Enfin, il terminait sur le dernier axe mis en place au domaine, le retour du polyculture-élevage. « C’est chelou, mais ne vous inquiétez pas, on n’a pas perdu la tête », plaisantait-il, sachant bien que les domaines ont en général fait le chemin inverse par le passé, évoluant d’un coin de vigne à une spécialisation au détriment des cultures et surtout de l’élevage. « On revient aux fermes d’hier », où plutôt d’avant-avant-hier. « L’idée simple est de chasser la monoculture », de vignes ici en l’occurrence et non des plaines céréalières du bassin parisien. Le domaine s’est donc diversifié et produit désormais 45 tonnes par an de légumes variés, pour ses salariés et les habitants locaux. Il reconnaît qu’au Domaine du Cheval Blanc, « on utilise notre chiffre d’affaires pour ramener un sens nourricier sur notre territoire avec des agneaux, cochons, poulardes… ». Cette association des animaux aux végétaux, et surtout ses espaces et barrières entre et dans les parcelles, ferait que « les vignes sont moins malades, car sinon le mildiou est comme une gastro dans une classe de primaire, c’est un strike sur nos vignes », imageait-il.
Travailler un nouvel imaginaire des clients riches
Après ces longues explications côté vignes, il passait côté chai et ventes. « On continue cependant d’assumer nos caisses en bois », avant usinées au laser, « tellement belles, suremballées comme un meuble », puisque les clients exposaient aussi la caisse. Aujourd’hui, les caisses sont faites de « pins des Landes, noueux, plein de résines et de défauts, avec une chaussette en laine du Pays basque », pour protéger les précieux flacons. Là encore, il redisait la responsabilité sociale : « il faut qu’on s’occupe de nos filières qui souffrent. Nous en avons la capacité avec nos produits à forte valeur ajoutée. On peut stabiliser des filières autour de chez nous. C’est aussi un porte-voix », balayant devant sa porte, mais aussi devant celles des Bourguignons : « oui, on a les moyens, donc oui, on doit le faire ».
Le vrai travail est finalement de « convaincre nos clients fortunés, qui ont tout », venant déguster leur Cheval Blanc en hélicoptère de l’autre bout de la planète. « À nous de travailler leur imaginaire. L’exceptionnel de demain sera peut-être différent de celui d’aujourd’hui. Les jets privés ne sont pas désirables, même dans le monde du luxe, même si on n’a pas encore toutes les solutions », concluait-il sur l’obligation de réfléchir sur le temps long. « Rien de pertinent ne se fera sur du court terme lié à la performance ».
Il préférait prévenir « faire plein de petites conneries, pas 100 % raison », alors que le monde du vin est « assez cruel envers ses voisins » et que lui pense plutôt aux générations futures. Il concluait ne pas vouloir en revanche « culpabiliser ceux qui ne peuvent pas » faire tous ces changements alors que le Bordelais vit une crise terrible. « On doit faire basculer ceux qui peuvent, car même si c’est une goutte d’eau, cela rend plus heureux d’être aligné avec ses convictions », y compris pour les collaborateurs. Une bonne leçon pour certains Bourguignons, sans être trop donneur de leçon à Beaune pour une fois.