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Gastronomie Française (2ème partie)

Une métaphore de la cité

Pour mieux appréhender nos racines alimentaires, deuxième partie de notre saga de l’été consacré au modèle alimentaire Français, qui a beaucoup de spécificités et ne se retrouve pas ailleurs. Ces spécificités prennent racines aux temps des Grecs et des Romains. Explications :
Par Publié par Cédric Michelin
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Chaque société a vu se développer en son sein un modèle alimentaire qui lui est propre. Tout modèle alimentaire se voit donc tributaire d'un milieu naturel, d'une culture et d'une histoire spécifiques. Comme nous l’avons vu dans notre édition du 23 juillet, le modèle alimentaire français peut, en plus, être défini par trois critères principaux : le primat du goût, des pratiques sociales de convivialité et des règles conditionnant la prise de nourriture.

Les racines agricoles des terroirs


La spécificité du modèle alimentaire réside d'abord dans la diversité et la variété de ses paysages et de ses produits. La variété du goût selon la région ouvre au développement des subtilités du goût. La diversité géographique de la France a « engendré une diversité des cultures », selon Braudel. Les raisons géographiques et historiques du modèle alimentaire français sont donc à chercher dans une agriculture de microrégions, au sein de terroirs pauvres. La vie agricole y était plus exigeante mais ce sont ces paysages fragmentés qui ont donné naissance à la variété des productions. Le profil agricole français traditionnel est comparable à celui des « pays latins » et de la Grèce, regorgeant de produits plus riches en saveurs et en qualité. Il est bon de rappeler que « 80% des appellations d'origine contrôlée (AOC) sont produites dans des zones défavorisées ». La multiplicité des vins d'appellation contrôlée illustre la variété des terroirs. C'est cette variété qui a donné au vin une place centrale dans le repas traditionnel français, complétant la table au même titre que chacun des mets.

Le banquet gréco-romain (Antiquité)


Ensuite, aux sources du modèle alimentaire français, on trouve la culture méditerranéenne, à travers la Grèce et Rome, dont la « part profane » demeure au-delà de l'installation et du reflux des croyances religieuses. Le banquet est d'abord une occasion de célébrer les dieux et de réunir les hommes afin de renouveler la société. Le symposion grec a une fonction à la fois de sociabilité et de citoyenneté, c'est en ce sens un banquet civique. Son importance est telle qu'il est devenu un lieu et un moment privilégiés pour philosopher. Le Banquet de Platon illustre le rôle du « ventre » dans l'accouchement de la pensée. Il est bon de noter que cette tradition littéraire du banquet s'est poursuivie dans les premiers siècles chrétiens, et au moins jusqu'au XIVème siècle avec le Convivio de Dante Alighieri. D’ailleurs, le convivium, équivalent romain du banquet des Grecs, est à l'origine du mot « convive » (cum vivere, vivre avec). À Rome, les banquets organisés par les citoyens à la suite des célébrations du culte de Saturne (le Krónos des Grecs, fils du Ciel et de la Terre) sont l'occasion de convier les dieux à table en abolissant la hiérarchie sociale traditionnelle : « les esclaves sont admis à la table des maîtres sur un pied d'égalité ». Une révolution pour l’époque, similaire à la réduction de la fracture sociale actuelle, si l’on veut comparer. Le fait que les règles du convivium puissent être ainsi suspendues informe à la fois sur « le rôle central de l'alimentation dans la structuration de la société et sur l'importance des rituels dans l'acte alimentaire ».

Barbare : un autre modèle


L'alimentation est aussi une illustration de l'opposition avec les peuples du Nord à l’époque qualifiés de barbares pour les sociétés antiques du bassin méditerranéen. On voit en effet un clivage entre un monde « civilisé » se nourrissant d'aliments transformés (cultivés, cuits, etc.) et préparés, valorisant le raffinement et la commensalité qui minimise la dimension instinctive au profit de l'échange social ; et un monde « barbare » se nourrissant d'aliments non-transformés (gibier, cueillette, etc.) et valorisant la quantité, synonyme de force, et la capacité à « avaler ». Là se retrouve « le contraste entre le goût et l'appétit, la distance et les besoins primaires, la convivialité et la fonctionnalité », qui va perdurer à travers le dualisme culturel latin/catholique et anglo-saxon/protestant. La table apparaît donc comme la métaphore de la cité, de ce qui fait société. Léo Moulin (1988) parle de « liturgies de la table », le mot de liturgie faisant référence à quelque chose de religieux, comme une célébration en commun. En être exclu équivaut à la mise au ban. Cette approche a été intégrée par les chrétiens, puisque « l'excommunié » est celui qui n'est plus admis à la communion et de fait dans la communauté.

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