Accès au contenu
Erik Orsenna

« Vous êtes nuls... Bravo ! »

Lors du dernier Sommet du végétal à Angers en février dernier, Erik
Orsenna a fait souffler le vent du bon sens d'un homme qui cherche à
comprendre notre monde tout en gardant les pieds sur terre. Retour.
123513--2492_Erik_Orsenna_Photo.JPG
Philosophie, sciences politiques et humaines, économie… Erik Orsenna est un boulimique de savoirs. Il est curieux, et il le revendique. La leçon d’humilité d’un homme aussi à l’aise dans son fauteuil d’académicien que derrière sa plume d’écrivain ou comme grand témoin à la tribune d’un congrès professionnel agricole.
Elu le 28 mai 1998 à l’Académie française au fauteuil de Jacques-Yves Cousteau, Erik Orsenna partage avec ce dernier son goût pour les voyages. Le goût pour l’inconnu ? Certainement, mais chaque voyage est aussi l’occasion de jeter un regard sur cette France et sur ceux qui l’habitent.
« Je voyage beaucoup. Je regarde de loin mon pays… Beaucoup mieux sans doute que ceux qui ne bougent pas ! ». Et son regard est parfois sans complaisance avec ses compatriotes. Ce qu'il nomme la névrose française.

Ouvrir les yeux !


Notre problème français ? « Quand on a un atout, on s’en fout ! ». Une « maladie », une « névrose » Made in France sur laquelle appuie Erik Orsenna comme pour mieux extirper le mal. Mais quel est donc cet atout si proche qu’on ne le voit même plus ? Mais « c’est notre agriculture, tout simplement » !
Et en pleine crise européenne, l’écrivain devient économiste et lance un pavé dans la mare. « J’ai été élevé avec un outil de notation qui remplace très avantageusement les agences de notation, c’est la balance commerciale. La dette n’est pas seulement là que parce que notre Etat dépense plus que ce que l’impôt lui rapporte ! La dette est aussi là parce qu’on achète plus à l’étranger qu’on ne vend. Et quels secteurs vendent le plus à l’étranger ? Ce qui m’étonne quand on dit "produire français", c’est que l’on ne s’intéresse qu’à l’industrie et rarement - pour ne pas dire jamais - à l’agriculture… Or la France peut-elle se passer de l’un des deux seuls postes bénéficiaires de sa balance commerciale ? Quand on voit les résultats de notre agriculture et le peu de place qu’elle occupe dans les débats électoraux, je rêve ! ».

Internet, porte de l’obscurantisme…


Un désintérêt malheureusement partagé ailleurs si l’on se réfère à « l’extraordinaire déclin de l’ambition agricole européenne. Nous sommes en tout cas bien loin du langage entendu il y a trente ans sur le sujet. Je suis profondément européen et profondément déçu par la façon dont est considérée l’agriculture ».
Car il croit fermement en cette agriculture pourtant tant décriée. Du simple bon sens si l’on regarde le rapport entre l’offre mondiale et la demande qui ne peut que grandir ; un devoir également au regard des défis alimentaires, lesquels ne sont aujourd’hui encore pas réglés, « et ils le seront de moins en moins ! Les émeutes de la faim vont continuer, c’est écrit et c’est scandaleux ! », prévient Erik Orsenna. Au passage, il égratigne tous ces financiers dont le jeu malsain pèse sur le quotidien et l’avenir de millions de personnes.
A bien des égards Erik Orsenna ressemble au héros de "l’Entreprise des Indes" qui nous plonge dans l’Europe du XVe siècle, qui sort d’un Moyen-Âge pour entrer dans celui de la Renaissance. Pourtant quelque chose diffère, radicalement ; comme si l’Humanité laissait ressortir ses vieux démons. « Jusqu’à une date relativement récente, les problèmes étaient dans la nature et la science était là pour y apporter un remède ; maintenant, c’est l’inverse ! On a devant nous une sorte de mouvement obscurantiste relayé par Internet où toutes les opinions sont à plat, sans hiérarchie, sans distinction, sans vérification… N’importe quelle opinion est aussi bonne à prendre que celle de quelqu’un qui sait et qui a bossé pour cela. La notion de fait scientifique est aujourd’hui plus faible que celle d’opinion ! On invite à des réunions des gens incompétents et on les félicite pour leur incompétence… Au moins, vous n’appartenez à aucun complot ! Vous êtes nuls. Bravo ! Voilà quelqu’un de vrai ».
De quoi agacer ce curieux insatiable qui, quand il ne sait pas, va consulter des chercheurs de l’Inra, pose des questions, interpelle… « Je ne suis pas scientifique » avoue-t-il volontiers, « mais j’essaie de me soigner ! ». Et de pointer du doigt tous ceux qui auraient ce qu’il appelle une « folie », celle qui consiste à penser qu’il faut arrêter la recherche ; la destruction des essais culturaux OGM de l’Inra le sidère ; « je ne comprends pas » répète-t-il à loisir. « Au pays des Lumières, je ne comprends toujours pas, et tout le monde se marre ! Il y a une formidable méfiance vis-à-vis de tous les savoirs ».
Aux agriculteurs, dont la technicité du métier échappe bien souvent au citoyen lambda, il conseille de dialoguer, d’expliquer, de s’expliquer, sans relâche, « sinon vous serez rejetés ! C’est énervant parfois, ça prend du temps… »




Vu d’ici et d’ailleurs


Français, Erik Orsenna se définit aussi comme citoyen du monde. S’il devait attirer l’attention des dirigeants de la planète sur quelques points, l’eau figurerait bien entendu en bonne place.
« Dans une vingtaine d’années il y aura 15 % de précipitations en moins sur les rives sud de la Méditerranée. Comment nourrit-on une population qui aura alors plus que doublé avec 15 % de précipitation en moins ? Je ne sais pas », avoue-t-il modestement. Et ne sachant pas, il fait ce qu’il fait toujours dans ces cas-là en prenant la salle à témoin. Les anecdotes rapportées de ses voyages sont autant d’éléments sur lesquels il s’appuie pour faire partager son chemin de pensée. Alors qu’il discutait sur la problématique de l’eau avec une connaissance chinoise, celle-ci lui dit : « vous êtes marrants, vous les occidentaux, vous nous dites : pas le droit au nucléaire, c’est dangereux. Pas le droit au charbon à cause de l’effet de serre ; pas le droit aux barrages parce que ce n’est pas bon pour un certain nombre de choses… Alors, comment je fais, j’ai 1,450 milliard de gens à nourrir, à faire vivre… Comment je fais ? ». Tout cela pour dire que tout n’est pas blanc ou noir, au risque de se voir qualifier “d’ennemi de l’environnement” simplement pour avoir dit qu’il fallait analyser les projets de retenue d’eau les uns indépendamment des autres pour en apprécier la légitimité.
Nos politiques n’échappent pas à la critique notamment sur leur manque de clairvoyance ou d’ambition pour le long terme. « Quand on est élu, il faut beaucoup de rigueur morale pour prendre une mesure sur le long terme plutôt qu’une mesure visible sur le court terme » ; la culture du « Tout, tout de suite » a fait des émules. « Est-ce que la démarche est compatible avec le développement durable ? Comment donner, dans une démocratie, de la valeur au long terme ? », interroge Erik Orsenna en rappelant que « comme un pays ne se gouverne pas sur le court terme, les projets industriels ou agricoles demandent du temps ». A méditer.