Livre historique
L’histoire rare d’une ferme sur la ligne de démarcation

Cédric Michelin
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L’historien, Gilles Platret sort un livre retraçant la vie de sa mère, Denise, qui a grandi sur la ligne de démarcation. Un livre qui est surtout la mémoire d’une famille paysanne française des années 1930 aux années 1960. Un recueil historique qui parlera au plus grand nombre.

L’histoire rare d’une ferme sur la ligne de démarcation

À 90 ans, Denise Platret, née Drillien, n’a rien perdu de sa joie de vivre, de son sourire communicatif, ni de sa passion pour l’agriculture. Née à Granges en 1933 où elle vit encore avec son mari, Michel Platret, lui aussi tout aussi passionné et passionnant. Cet ancien boucher de Saint-Désert, village proche, fera sans doute l’objet d’un second livre d’ailleurs. Car leur fils, Gilles Platret est, lui aussi, un passionné de la grande Histoire, par ses études et son métier premier, mais aussi de toutes les petites Histoires qui viennent enrichir la grande. Il a été élevé avec les récits familiaux. Des morceaux de vie qui remontent jusqu’au XIXe siècle grâce à la mémoire toujours vive de Denise qui a vécu avec son grand-père né en 1853.

Elle et son fils nous font donc revivre, quelque part, plus de deux siècles de l’histoire de Saône-et-Loire. Et notamment de la vie agricole d’antan dans le premier chapitre qui ouvre le livre avant de développer les heures plus sombres de la seconde guerre mondiale ou encore la reconstruction d’après-guerre.

Fruit de deux ans de travail

Ce livre témoignage partait du postulat de raconter la vie de la petite Denise, enfant, qui a grandi sur la ligne de démarcation. À l’été 2020, Gilles Platret - par ailleurs maire de Chalon-sur-Saône – décide qu’il ne faut plus repousser son projet qui lui tient tant à cœur, coucher par écrit les mémoires de sa mère. Ni une, ni deux, l’Historien et sa mère enregistrent, écrivent, fouillent les archives des communes (Granges, Chalon, Saint-Germain-lès-Buxy, Buxy, La Charmée…) et des cousins, compilent des milliers de photos (numérisées une par une par ses soins), discutent autour d’objets anciens, des outils agricoles, des articles de journaux, des cahiers d’écoles… pour collecter ce précieux matériel vivant – les mémoires de sa mère - pendant près de deux ans.

Ce livre de 400 pages aux éditions Gilles Platret (commandes possibles sur le site web) ravivera la mémoire de tous les agriculteurs de cette époque. Pour les plus jeunes, c’est un livre référence pour mieux comprendre l’évolution et la modernisation fulgurante de la vie et des travaux agricoles en l’espace d’un demi-siècle.

Un cochon pour se payer un « Kodak »

C’est notamment l’objet du troisième chapitre. Pas question de romancer, mais bien de se remettre dans le contexte d’alors. Si l’eau courante arrive à la ferme, c’est d’abord pour faire boire les bêtes dans l’écurie l’hiver, se souvient Denise qui a réussi à convaincre son père, de raccorder également la cuisine. Si la commune de Granges a été raccordée à l’électricité – via le concessionnaire Petit - dès les années 1930, Denise évoque l’arrivée de la scie électrique en 1948, du réfrigérateur en 1964, de la machine-à-laver en 1971… Des objets rares et précieux. Travaillant à la ferme, Denise s’occupait notamment des cochons, laissant les vaches laitières et les céréales à ses parents. Elle réussit à convaincre son père de vendre un cochon pour se payer son premier appareil photo en 1948, un « Kodak ». Armée de pellicules, elle s’est révélée être une très bonne « reportrice » avec des clichés impeccables.

Sous la menace permanente

Y compris en photographiant les occupants Allemands puisque la ligne de démarcation passait par la route départementale passant en plein milieu de Granges, au beau milieu des terres exploitées par la famille. « On vivait dans la peur, les fenêtres calfeutrées ». La petite fille de 7 ans qu’est Denise en 1940 ne réalise pourtant pas toujours les risques encourus. « Je vais en France », lance-t-elle aux officiers, pour se rendre au catéchisme à Saint-Germain-lès-Buxy, situé en zone libre. Sa mère, Anna Dutreuil a, elle, pourtant failli mourir juste pour être allé chercher un chou-rave dans le pré en face de son oncle sans demander la permission aux officiers qui lui ont alors tiré dessus. Heureusement, il n’y eu pas de drame ce jour-là. Mais ce ne fut pas toujours le cas. Alors que les forces de la libération progressaient, les Allemands eurent ordre de mettre le feu le 25 août 1944. 7 fermes dans le village brulèrent. Les Allemands firent une quarantaine d’otages et tuèrent deux résistants alors que les habitants fuyaient.

Le début de la fin des traditions

Dans les années qui suivirent, les habitants ont reconstruit leur village. C’est la troisième partie du livre. Celle qui fait la part belle à la modernisation de la ruralité, faite encore de veillées, de fêtes de village, de carnaval, de foire exposition à Chalon, mais surtout de moments rudes et simples à la fois, suffisant au bonheur avec « comme seul bout du monde, Cormatin » à vélo. L’agriculture occupait alors la place centrale dans la vie de tous et les moissons sont des moments de grandes entraides.

L’arrivée de la télévision ou des moissonneuses batteuses viendra changer ces traditions et bien d’autres (dans un chapitre intitulé « les traditions à l’épreuve » allant des naissances à domicile jusqu’au lit de mort), qui manquent encore parfois aujourd’hui à Denise et l’on comprend mieux pourquoi.

Une vie de labeur… non reconnue

La ferme évolue (12 ha) et en 1952, le père de Denise rachète la ferme à côté pour s’y installer en 1957. Denise travaille sans relâche sur la ferme familiale, marquée par les travaux de saison. Les charolaises et les céréales prennent petit à petit la place des autres productions. Elle adorait néanmoins les chevaux, encore aujourd’hui. Elle s’occupait aussi du secrétariat de la Mutuelle du Sud-Est, assurance agricole qui lui verse désormais une retraite de 80 € par an !

En réalité, sur la ferme familiale, « jamais, je n’ai été payé », se souvient-elle. C’est aussi le cas de son mari qui travaillait à la boucherie charcuterie familiale à Saint-Désert. Michel faisait les « tournées » pour acheter les animaux dans les fermes avec son père. À 16 ans, il tua son premier cochon avant d’en faire jusqu’à 200 préparations par hiver pour les fêtes des clients. À côté, « je piochais la terre, raclais le maïs… j’aurais pu être agriculteur », enchaînait-il les tâches chez des agriculteurs et viticulteurs. De quoi s’acheter une bicyclette Peugeot sur le boulevard de la République à Chalon. Un demi-course à double plateaux qu’il a conservé. Plus tard, c’est une Citroën ID20, achetée d’occasion. Puis une autre DS pour le mariage avec Denise en 1972. En avril 1973, c’est le petit Gilles qui naîtra.

Un fils « reconnaissant » d’avoir eu des parents aimants, à tel point d’en faire aujourd'hui un livre d'Histoire, faisant référence pour tous.