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Compétitivité

« Les exploitations agricoles sont oubliées »

Le pacte national pour la croissance, la compétitivité et l’emploi
propose de rénover le fonctionnement de la justice en matière
commerciale. Parmi les enjeux : le traitement préventif des difficultés
pour les entreprises. Toutes les entreprises ? Depuis le lancement des
travaux sous l’égide des ministres de la Justice et du Redressement
productif, les échanges sont marqués par un oubli : celui des
entrepreneurs agricoles. C’est ce que dénonce Christine Lebel, maître de
conférences à la faculté de droit de nancy, spécialisée notamment en
droit des entreprises agricoles en difficulté et en droit rural.
Par Publié par Cédric Michelin
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« Quand le ministère de l’agriculture dit : “il faut redynamiser notre territoire rural et y implanter des exploitations pérennes”, ou encore “les agriculteurs ont un rôle à jouer dans le développement économique des territoires ruraux...” Comment cela peut-il être possible si ils ne disposent des mêmes outils que les autres acteurs économiques ? Ce sont pourtant des entrepreneurs comme les autres... ». L’enseignante Christine Lebel souhaite pousser un coup de gueule. Cette juriste confirmée en droit des entreprises agricoles en difficultés, maître de conférences à la faculté de droit de Nancy, s’insurge contre ce qu’elle appelle une « discrimination négative »: « Dès lors que l’on parle d’entreprise, les entreprises agricoles sont oubliées du champ d’application. Or, il n’y a pas de raison pour qu’elles soient toujours le parent pauvre du monde de l’entreprise ».
La dernière preuve en date, selon elle : le grand chantier menée sur « l’efficacité de la justice commerciale » ouvert en décembre 2012 par la ministre de la Justice, Christine taubira, le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg et le ministre délégué à l’Economie sociale et solidaire, Benoît Hamon. Le projet, qui s’inscrit dans le cadre du pacte de compétitivité inspiré du rapport gallois, vise notamment à mieux prévenir les difficultés des entreprises et à rendre la justice commerciale efficace. Or, si les consultations et les échanges se multiplient depuis décembre en vue d’un plan d’action pour le printemps 2013, « on occulte complètement le volet prévention des entreprises agricoles en difficulté », insiste Christine Lebel. Ce fut le cas encore lors des Entretiens de la sauvegarde, organisés le 28 janvier, à Paris, en présence d’Arnaud Montebourg et d’un représentant de la garde des sceaux où plus de 700 personnes, issues du droit et de l’entreprise, ont débattu sur ces thèmes de la prévention. Pas un mot sur le chef d’exploitation. Pourtant, en milieu agricole, les problèmes de contentieux ne sont pas moindres.

Le ministère de l’Agriculture doit s’impliquer



Ce qui est en cause, au départ, selon Christine Lebel, « c’est un problème de communication et de travail en commun entre les ministères ». Elle estime que c’est, en premier lieu, au ministère de l’agriculture d’intervenir et de devenir partie prenante de la réforme envisagée. « Je pense qu’il y a une ignorance réciproque des ministères sur cette thématique, notamment entre celui de la Justice et de l’agriculture ». Selon l’enseignante, les agriculteurs pourraient bénéficier des améliorations que l’on apporte aux procédures préventives pour les autres entrepreneurs. « Et ce, malgré la particularité de la réglementation agricole. Il n’existe pas de raisons de les exclure de ces objectifs ». Dans un souci d’équité juridique, il faudrait, poursuit-elle, commencer par réformer le règlement amiable agricole, mis en oeuvre aujourd’hui dans sa version d’origine qui date de 1988 – il s’agit de l’ancienne version de la procédure préventive commerciale. Or, pour la plupart des entrepreneurs, le règlement amiable a été optimisé par la loi de sauvegarde des entreprises de 2005. « Mais parce qu’il y a eu précisément un manque de communication et une ignorance totale entre les ministères encore une fois, celui de l’agriculture n’a pas été partie prenante sur ces thématiques, dans la loi de 2005, et les exploitants agricoles ont donc été exclus de la réforme », se souvient Christine Lebel.

Blocage judiciaire des OPA



L’autre raison, selon elle, tient aux organisations professionnelles qui s’intéressent très peu aux procédures judiciaires, et communiquent uniquement sur le dispositif administratif, c’est-à-dire les aides au redressement des agriculteurs en difficulté. « Omniprésentes auprès des exploitants, elles font un blocage, quand bien même le dispositif administratif peut être cumulé avec des procédures efficaces de traitement des difficultés que sont le règlement
amiable, la sauvegarde et le redressement judiciaire
».

L’impossibilité de rebondir pour un exploitant



Mais la responsabilité en revient aussi aux agriculteurs eux-mêmes qui peinent par méconnaissance et méfiance à se tourner individuellement vers ces procédures judiciaires, estime Christine Lebel. Globalement, ils n’en montrent pas le besoin. Alors, pourquoi leurs instances représentatives se mobiliseraient ? Eh bien parce que, faute d’anticipation, en cas de problèmes en agriculture, c’est directement la liquidation : « Souvent, ils ne peuvent pas s’en sortir. alors que si l’on intervenait beaucoup plus tôt dans la phase amiable, c’est-à-dire celle où il y a possibilité de faire un véritable tour de table – avec des négociations et un accord validé par le président du tribunal de grande instance –, le traitement des difficultés serait certainement plus efficace », soutient Christine Lebel.
Même si ce règlement amiable doit être optimisé, rappelle-t-elle, dans le cadre des discussions en cours pour la prévention des entreprises en difficulté. Et il est d’autant plus essentiel d’intégrer les agriculteurs à ce plan d’action qu’ils sont, selon l’enseignante, les premiers menacés. « En agriculture,
on n’a pas la liberté du commerce et de l’industrie, on n’a pas la liberté d’installation. C’est le contrôle des structures. Il y a aussi la problématique de l’accès au foncier : il faut un minimum de foncier pour être exploitant, même si le foncier aujourd’hui n’est pas le critère de détermination de l’activité agricole, mais il en faut un minimum pourtant
». Autrement dit, contrairement à un commerçant ou à un artisan, il n’y pas « la possibilité du rebond pour un exploitant : il faut donc absolument éviter la liquidation judiciaire qui est non seulement un drame économique, mais aussi un drame sociologique, avec des procédures qui durent très souvent plus de dix ans, voire 15 ans ». Selon la règle du désaisissement, l’agriculteur en liquidation judiciaire, n’a pas le droit, qui plus est, d’avoir une activité indépendante. C’est pour toutes ces raisons que Christine Lebel alerte le monde agricole et veut l’inciter, lui, et le ministère de l’agriculture à « ne plus faire l’autruche » et à reprendre la barre. En ligne de mire : assouplir le cadre judiciaire préventif, le rendre plus efficace et « éviter d’aller tout droit sur l’iceberg » de la liquidation.

Christine Lebel fera paraître fin 2013 un ouvrage sur les entreprises agricoles en difficultés aux Editions LexisNexis.