Accès au contenu
Agriculture biologique

Les dérogations, bêtes noires ou alliées ?

Les agriculteurs bio ont la possibilité de déroger à la réglementation
européenne qui définit le cahier des charges de l’agriculture bio.
Notamment sur les résidus de pesticides chimiques de synthèse puisque seule l'obligation de moyen est contrôlée et aucunement les résultats. Toutes les filières sont concernées (élevage, grandes cultures, cultures
pérennes). Inacceptable ou indispensable ? Pour les acteurs du bio,
c’est un passage obligé pour faire face aux situations climatiques
exceptionnelles ou pour accompagner la transition vers l’agriculture
bio.
Par Publié par Cédric Michelin
132913--EU_BioLogo.jpg
En agriculture bio, les producteurs peuvent s’écarter ponctuellement du cahier des charges bio européen en demandant des dérogations. En France, la majorité d’entre elles sont gérées par l’Inao et sont accordées pour faire face à des situations exceptionnelles. À ce titre, chaque année, 1.000 dérogations sont demandées. Olivier Catrou, responsable du pôle agriculture bio à l’INAO, précise que 500 d’entre elles sont des dérogations « attache des bovins » et 300 correspondent à des dérogations « mixité en cultures pérennes ». D’année en année, le nombre de ces dérogations varie peu. La première est liée à la nécessité pour les éleveurs de montagne de déroger à l’interdiction d’attacher les animaux, notamment en cas de tempête de neige. La seconde est liée à la simplification, notamment en viticulture, de la conversion d’une ferme qui peut en dérogeant à l’interdiction de mixité, convertir progressivement ses parcelles plutôt que de les convertir toutes en même temps. Ainsi, la majorité des dérogations délivrées par l’Inao le sont pour les mêmes raisons chaque année. Pour rappel, la France compte 31.880 fermes bio au 1er juin 2016, selon les chiffres de l’Agence bio.

« On ne laisse pas mourir les animaux »



Le reste des dérogations accordées par l’INAO correspond à la dérogation fourrage pour les bovins allaitants et laitiers. Elle est accordée aux éleveurs pour leur permettre de nourrir les animaux avec de l’aliment non bio, alors que la réglementation oblige à les nourrir avec du 100 % bio. Olivier Catrou développe : « En cas de sécheresse, si le producteur bio perd une partie ou tout de son fourrage bio, on ne va pas laisser mourir les animaux. Les dérogations permettent à l’éleveur de donner de l’aliment “en conversion” d’abord et s’il n’est pas disponible, conventionnel ». En septembre, le collectif Sauvons les fruits et légumes bio demandait que des dérogations soient accordées aux maraîchers ayant traité à cause des intempéries. Pour l’heure, il n’existe pas de dérogations permettant d’appliquer des phytos (1). Olivier Catrou répond : « On ne peut pas laisser mourir des animaux mais les végétaux… » Puis, l’agent de l’INAO rappelle qu’il n’y a pas de « création » de dérogations, l’objectif est de diminuer leur nombre par type et en nombre.

Semences : 40.000 dérogations par an



À côté de ces dérogations directement gérées par l’INAO, une autre est accordée 40.000 fois chaque année. Il s’agit des dérogations pour l’utilisation de semences non bio gérées par le Gnis. Si le chiffre paraît élevé par rapport au nombre de fermes, l’INAO appelle à la prudence : « En maraîchage, il peut y avoir plusieurs demandes de dérogation par parcelle car il y a beaucoup d’espèces différentes (tomates, aubergines, etc). » En outre, le cahier des charges bio oblige les maraîchers à utiliser des semences elles-mêmes cultivées en bio. Mais ces semences ne sont pas toujours disponibles : « Pour les productions biologiques, cet approvisionnement était au départ difficile, car la demande est dispersée et pour des petites quantités », explique-t-on au Gnis. Dans ce cas, les dérogations permettent d’utiliser des semences non bio, plus précisément conventionnelles non traitées. Si les disponibilités augmentent pour certaines espèces, d’autres peinent encore à faire face à la demande des producteurs bio. « C’est le cas en particulier pour certaines potagères, en pomme de terre, en pois protéagineux et en plantes fourragères », explique Delphine Guey, en charge des affaires publiques au Gnis.

Invisible aux yeux du consommateur



Dans ce contexte, la question de la visibilité pour le consommateur est légitime, si justifiée l’utilisation des dérogations soit-elle. Car, comme le rappelle Olivier Catrou, par définition, une dérogation permet de produire bio sans suivre certaines obligations sur une durée limitée. Autrement dit : les produits sont commercialisés sous le label bio UE. Les dérogations sont-elles condamnées à être un non-dit susceptible d’entacher le label bio aux yeux des consommateurs ?

Pour les professionnels, non. A condition de renforcer et d’améliorer la réglementation pour éviter les excès. Mais « faute de moyens », Bruxelles semble fermer les yeux. Par exemple, la réglementation UE ne définit pas les seuils d’aliment non bio autorisé par dérogation qui entraîneraient un déclassement. Cette limite est laissée à l’appréciation des États membres et de leur autorité compétente, l’INAO pour la France. Ainsi, « un produit étiqueté bio en France aurait pu ne pas l’être en Allemagne par exemple », illustre Olivier Catrou. Autre point : celui des sanctions appliquées aux producteurs bio ne se conformant pas aux décisions de l’INAO en termes de dérogation. Pour l’heure, la réglementation UE n’est pas uniforme selon les États membres. « Nous avons demandé à Bruxelles une grille des manquements uniforme entre les États membres. Cela nous a été refusé ». Pourtant, cette tâche est complexe et Olivier Catrou rappelle que le travail se fait en concertation avec les organismes certificateurs qui ont la charge de certifier et de contrôler les fermes bio. Ainsi, la France se fixe comme seuil au plus 50 % d’alimentation non bio acceptée sur une période donnée. « Nous avons rarement des cas de plus de 50 % non bio », rassure-t-il.

En finir avec les dérogations ?



Ce système n’est pas une fin en soi, mais à écouter les professionnels, un passage obligé pour entraîner à terme les productions vers un système hors dérogation. En grandes cultures, le maïs est déjà dans un système « hors dérogation » car les semences bio sont suffisantes face aux besoins des maïsiculteurs bio. En 2017, le blé et l’orge devraient aussi entrer dans le système hors dérogation. Le Gnis précise d’ailleurs que l’objectif reste de développer l’offre de semences bio disponibles. Ainsi, les surfaces de multiplication bio ont augmenté de 6.707 hectares en 2014 à 7.149 hectares en 2015. Et plus globalement, Olivier Catrou rappelle que « l’idée est de faire que les agriculteurs sortent des dérogations ».


Des alternatives par les irréductibles



Pour les paysans bio qui suivent la réglementation européenne, ces dérogations sont possibles et souvent admises. Mais une alternative existe : les standards privés les plus « bio orthodoxes ». Nature & Progrès et Simples (plantes médicinales) soutiennent une vision de l’agriculture bio plus exigeante que celle de l’UE. « Nous interdisons totalement la dérogation qui autorise à cueillir des plantes protégées. Cette dérogation est absurde et va à l’encontre de nos convictions », explique par exemple Thierry Thévenin, porte-parole du syndicat des Simples. Quant à Nature & Progrès, les producteurs bio ne suivent pas la réglementation européenne. Ils suivent leurs propres règles définissant l’agriculture bio. « Leur cahier des charges est plus exigeant que celui de l’UE », confirme Thomas Poméon, chercheur à l’Inra et coauteur d’une étude les standards privés bio (2). C’est même sans doute le plus exigeant des cahiers des charges bio français. Ces « bio + » (Nature & Progrès) représentaient 2,8 % des producteurs bio en 2014, selon les chercheurs de l’Inra. Aujourd’hui, d’autres labels bio privés existent. Tous ne sont pas dans l’opposition aux règles européennes. Souvent, dit le chercheur, les labels privés appliquent a minima les règles européennes pour pouvoir apposer le label bio UE et utilisent leur propre démarche à d’autres fins : « S’organiser autour d’un label permet de structurer l’offre ou de se différencier sur le marché bio par l’origine des produits ou encore sur le caractère équitable ». Interdire des dérogations, se différencier… l’objectif est le même : pousser vers du « plus bio que bio ».



(1) Il existe une dérogation portant sur l’anhydride sulfureux en viticulture. Elle autorise à rehausser les plafonds d’utilisation dans des cas de conditions climatiques exceptionnelles pour garantir la stabilité du vin

(2) Lire l’étude « Positionnement critique et agriculture biologique : une lecture à partir des standards privés de l’AB » par T. Poméon, M. Desquilbet et S. Monier-Dilhan de l’Inra Toulouse (2014)

En 2017, le blé et l’orge devraient entrer dans le système hors dérogation, comme le maïs l’est déjà.