Décryptage bovins viande
Décryptage bovins viande : décapitalisation, de quoi es-tu le nom ?

Installée dans le paysage depuis 2016, la décapitalisation qui frappe le cheptel bovin s’est accélérée l’année dernière, provoquant un recul de la production de viande. La France a perdu plus de 800 000 vaches en six ans, et la barre du million devrait être franchie cette année. Notre enquête fait apparaître la prépondérance de multiples facteurs démographiques et sociétaux, qui s’ajoutent aux raisons connues de longue date comme le manque de rentabilité ou le changement climatique. La filière subit le contrecoup de la politique de rajeunissement des années 1990, et peine à attirer les nouveaux profils, femmes et hors cadre familial. Les choix stratégiques des éleveurs jouent aussi un rôle important, entre le plafonnement de l’agrandissement des ateliers allaitants et la volonté de sécuriser les systèmes fourragers face aux sécheresses.

Décryptage bovins viande : décapitalisation, de quoi es-tu le nom ?

Rien ne semble pouvoir freiner la décapitalisation - ou décheptellisation selon les cas - qui grignote le cheptel bovin français un peu plus chaque année. L’érosion à l’œuvre depuis 2016 s’est même accélérée l’année passée. En décembre 2022, la ferme France est passée sous la barre des 7 millions de bovins : les élevages hexagonaux comptent désormais 3,54 millions de vaches allaitantes (-3 % par rapport à 2021) et 3,44 millions de vaches laitières (-2,3 %). Depuis 2016, le cheptel hexagonal a perdu 837.000 vaches (494.000 allaitantes et 343.000 laitières).

Dans ce mouvement, 2022 a été une « année de rupture », selon la FNB (éleveurs de bovins viande, FNSEA). Car l’effondrement du cheptel a commencé à se ressentir sur la production de viande bovine en 2022 (-4,7 %). Jusque-là, en provoquant un afflux d’animaux vers les abattoirs, la décapitalisation soutenait « artificiellement » la production. Mais moins de vaches, c’est moins de potentiel de production et, après quelques années, moins de production tout court.

L’année 2022 a aussi levé le voile sur de nouveaux phénomènes économiques, techniques et sociaux, à l’œuvre dans la filière bovine. Certes, les grands moteurs de la décapitalisation n’ont pas fondamentalement changé : une population d’éleveurs vieillissante, une production peu attractive et peu rémunératrice, qui tend à être délaissée – quand c’est possible – pour les cultures. Mais d’autres facteurs apparaissent qui concourent à ce que le recul du cheptel se soit emballé en 2022, dépassant les prévisions basées sur la seule démographie (voir graphique). Décryptage.

Fin de l’agrandissement des élevages

Première surprise : l’année dernière, l’agrandissement des élevages de bovins viande a marqué le pas, alors qu’il compensait jusque-là les arrêts. 2022 est la première année de stabilité pour le nombre moyen de vaches allaitantes par atelier. Un coup d’arrêt après des années de progression (+1 vache par an entre 2009 et 2015, puis +0,4 par an entre 2016 et 2022). « On cumule des flux de départs importants et un désintérêt pour la croissance », note Christophe Perrot, de l’Institut de l’élevage (Idele). Et sa collègue Eva Groshens de préciser que « les stratégies des éleveurs pour améliorer l’équilibre économique ne passent plus par l’agrandissement ».

Cette agroéconomiste dégage trois pistes privilégiées par les producteurs, préférées à l’agrandissement : la réduction des charges, le développement du « produit viande » (montée en gamme) et la diversification (volailles, végétal, énergie). Tout en relativisant : « Même si la moyenne plafonne, il y a quand même de plus en plus de grandes exploitations ».

Second phénomène nouveau : un effet paradoxal des prix. À raison, le manque de rentabilité de la production allaitante est souvent mis en avant pour expliquer la décapitalisation. Comparés aux autres productions agricoles, les bovins viande sont « les derniers du classement en termes de revenu sur dix ans en euros constants », rappelle Christophe Perrot. Pour le nouveau président de la FNB Patrick Bénézit, le facteur économique est d’ailleurs celui qui « prédomine ». « Si vous avez la rentabilité, vous trouvez des jeunes pour reprendre les troupeaux, vous gérez moins finement l’autonomie fourragère, etc. »

Des cessions précipitées par les prix élevés

En raison du manque d’animaux, l’année 2022 a été marquée par une flambée des prix à la production : +22 % pour les vaches allaitantes de réforme, +28 % pour les jeunes bovins (JB) et jusqu’à +30 % pour les broutards. Paradoxalement, « ce contexte de prix élevés a pu inciter des éleveurs qui avaient l’intention de céder leur cheptel à précipiter leur décision », note Guillaume Gauthier, secrétaire général adjoint de la FNB, lors du dernier congrès du syndicat. Rappelons toutefois que les charges ont aussi explosé dans le même temps (lire aussi en page HH). Au final, les éleveurs allaitants qui s’en sortent le mieux ont été ceux qui ont des cultures de vente.

Autre événement exceptionnel à mettre dans la balance en 2022 : la sécheresse. Président de Limousin Promotion (Labels rouges) et producteur en Haute-Vienne, Jean-Pierre Bonnet rapporte « des cas d’éleveurs qui réduisent leur cheptel de 20 à 30 % après la sécheresse, voire qui arrêtent complètement ». Au-delà de la crise, les dérèglements climatiques remodèlent les élevages à plus long terme. « Après des années de stabilité, notamment dans le grand bassin allaitant, le chargement moyen des élevages a reculé d’environ 0,1 UGB/ha de SFP (1) entre 2010 et 2020 », constate Christophe Perrot.

« Dans certaines zones, les éleveurs ont connu quatre sécheresses dans ce laps de temps, rappelle-t-il. On observe parfois des éleveurs qui reprennent les terres de leur voisin, mais pas leurs vaches, pour sécuriser leur système fourrager ». Quand ils le peuvent, certains producteurs cherchent aussi à améliorer l’autonomie alimentaire de leur troupeau. Or, « quand on fait ses céréales soi-même, cela fait moins de surface disponible pour les animaux », rappelle Patrick Bénézit.

Contrecoup du rajeunissement des années 90

Enfin, il faut évoquer la démographie, par laquelle la filière bovine est tout particulièrement marquée. Plus que les facteurs économiques ou climatiques, le premier moteur de la décapitalisation reste la démographie des éleveurs pour Christophe Perrot. Elle expliquerait environ les quatre cinquièmes des animaux « perdus » entre décembre 2017 et décembre 2022 : sur ces 760.000 vaches, 83 % se trouvaient dans « des exploitations qui ont disparu (non reprises) ou qui n’avaient plus aucune vache en 2022 », précise ce spécialiste de la question. La décheptellisation ici donc. Voilà pour la part « sous influence démographique plus nette ». Quant à la baisse restante (130.000 têtes), elle peut selon lui être attribuée à l’adaptation au changement climatique et à la pénurie de main-d’œuvre.

Le chiffre est désormais bien connu – et souvent repris dans la bouche de responsables syndicaux ou politiques : « 50 % des éleveurs actifs en 2018 devraient avoir quitté le secteur en 2027 », lit-on dans une récente étude (Idele, MSA, ministère de l’Agriculture). Et ses auteurs (dont Christophe Perrot fait partie) de prévenir : « L’année 2022 se situe donc au milieu, voire au sommet de cette vague démographique de grande ampleur ». Ce « choc démographique » s’explique avant tout par « un afflux de départs, plus ou moins bien remplacés », plutôt que par un « effondrement des entrées » (installations). Ces départs sont notamment le contrecoup du « rajeunissement opéré dans les années 1990 par des politiques publiques ciblées ». La filière subit aujourd’hui le retour de bâton des « 200.000 cessations laitières aidées dans le secteur bovin », ainsi que des « pré-retraites installations instaurées après la réforme de la Pac de 1992 ».

De l’autre côté de la balance, les installations restent stables depuis 2010 (5.000 nouveaux entrants par an pour l’ensemble des élevages de ruminants). Mais elles ne suffisent plus à compenser des départs en hausse.

Femmes et HCF boudent les bovins viande

Enfin, le dernier facteur majeur de la décapitalisation est sociologique. Contrairement à d’autres productions, les bovins viande ne parviennent pas à mobiliser deux précieux « viviers » de main-d’œuvre : les jeunes femmes et les hors cadre familial (HCF). En 2020, seulement 5 % des filles d’éleveurs allaitants sont devenues agricultrices, contre 40 % en 1977. Un « déficit d’engagement énorme des jeunes femmes d’origine agricole » qui s’explique, selon M. Perrot, par des raisons historiques. « Les agricultrices ont voulu sortir leurs filles du métier », résume-t-il, la production allaitante étant vue comme astreignante et peu valorisante – sans oublier le « statut incomplet » accordé aux femmes (conjoint collaborateur). Contrairement aux bovins viande, les épouses d’agriculteur parvenaient à trouver plus aisément une place dans les élevages laitiers, pour la traite ou les soins aux veaux.

Ce manque d’attractivité – ajouté à des investissements lourds – explique aussi pourquoi les bovins attirent peu les hors cadre familial. D’après le recensement agricole de 2020, les HCF représentent à peine un quart des installations en bovins (lait et viande), contre 44 % en ovins viande (lire l’encadré), et même 52 % en caprins. Résultat : en 2021, seuls 40 % des départs étaient remplacés en bovins viande, contre 79 % en moyenne pour toutes les productions agricoles. Une dernière place peu surprenante aux yeux de Christophe Perrot, qui observe une « corrélation assez nette » entre les secteurs qui remplacent bien leurs départs et ceux qui attirent les jeunes femmes et les hors cadre familial. Le sujet de l’attractivité, entre autres, apparaît donc crucial pour espérer freiner la décapitalisation. Comme le note Christophe Perrot, pour assurer le renouvellement, « les ressources internes au secteur bovins viande sont insuffisantes, il faudra faire appel aux hors cadre familial ». La profession s’y emploie mais ce n’est pas simple.

 

Ovins viande : chaque cédant est remplacé par un jeune

« Nous avons atteint depuis trois ou quatre ans l’équilibre dans la filière entre cédants et candidats à l’installation en ovins viande », se félicite Patrick Soury, président de la section ovine d’Interbev. Selon les chiffres de l’Idele, cet équilibre se traduirait par le départ de 500 éleveurs possédant plus de 50 brebis chaque année, pour 500 installations. « Nous marquons cependant le pas en termes de nombre de bêtes, puisque les jeunes s’installent avec des cheptels réduits », note Patrick Soury, alors que le cheptel ovin serait en recul de 3 % en 2021 par rapport à la moyenne 2016-2020 (chiffres FranceAgriMer). À l’heure où le gouvernement planche sur une loi et un plan dédiés à l’installation, la filière ovine « a subi la problématique de la transmission bien avant les autres », rappelle Patrick Soury. C’est d’ailleurs pour répondre à ces enjeux qu’Interbev avait créé les Ovinpiades, qui fêteront leur 18e édition lors du prochain Salon de l’agriculture. Par ailleurs, côté économique, « les cours n’ont jamais été aussi hauts », poursuit Patrick Soury, signalant toutefois la hausse concomitante des coûts de production. Surveillant de près les risques d’installations « éphémères » en ovin, Patrick Soury estime que l’accès au foncier sera la clé pour sécuriser les transmissions dans l’ensemble du secteur, tout comme « la garantie d’un vrai niveau de revenu ».

« Premier sujet d’inquiétude » des abatteurs

« La décapitalisation du cheptel français est notre premier sujet d’inquiétude », assure le président de Culture Viande Gilles Gauthier, cité dans un communiqué le 20 février. La fédération de l’abattage-découpe rappelle que la France a perdu 10 % de son cheptel bovin depuis 2016 (soit 837.000 vaches allaitantes et laitières en moins). La situation est également inquiétante en porc, avec une offre en sortie d’élevages qui a « déjà baissé de 6 % » sur un an début 2023, propulsant le cours au Marché du porc breton à « un niveau historique » (2,196 €/kg à la séance du 20 février). Conséquence de ce déficit d’animaux : « Des difficultés d’approvisionnement qui ne nous permettent plus d’optimiser notre appareil de production », déplore M. Gauthier. Dans le même temps, « nos coûts industriels flambent » en raison notamment de la guerre en Ukraine (+324 % de hausse prévue en 2023 pour la facture énergétique des « grands abattoirs »). Alors que les négociations annuelles avec les distributeurs s’achèveront fin février, « faute de pouvoir faire passer les hausses de tarifs indispensables, nos entreprises qui maillent notre territoire vont disparaître », prévient le président de Culture Viande. « Déjà plusieurs d’entre elles se déclarent en cessation de paiement ».