Changement climatique
Face au climat, une future carte des fruits encore floue

Cédric Michelin
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Sécheresses plus intenses, hivers et printemps plus doux, gels moins fréquents, mais plus dangereux… Le changement climatique va perturber fortement l’équation physiologique de l’arboriculture. La sécheresse en Espagne est venue le rappeler au printemps, qui a divisé par deux la récolte d’olives. Au point de déplacer des bassins de production, d’affaiblir les grandes zones fruitières du sud de l’Europe ?

Face au climat, une future carte des fruits encore floue
Encore imprécise, la modélisation climatique dessine bien une remontée des zones favorables vers le nord et en altitude, dans la limite de la contrainte gel. Mais la future répartition des zones de production demeure très incertaine, car elle intègre d’autres facteurs importants : sélection variétale, accès à l’eau, coûts de la main-d’œuvre, comportements des filières. En France, les professionnels se projettent encore peu, misant sur l’adaptation variétale.

La question est dans tous les esprits après la sécheresse historique de ce printemps. Avec le changement climatique, les cartes de la production européenne vont-elles être redistribuées ? L’Espagne, premier producteur de fruits et légumes en Europe, peut-elle s’affaisser, voire chuter ? Les bassins de production vont-ils bouger ? La France peut-elle regagner des parts de marché ?

Chez les producteurs, le changement climatique est bien là, aux deux frontières de la production. Au nord, des gels moins fréquents mais de plus en plus ravageurs vu les printemps de plus en plus doux, comme en France en avril 2021. Au sud, des besoins en froid moins bien assurés en raison d’hivers plus cléments, du manque d’eau et des canicules.

Face à une sécheresse historique, la production espagnole d’olives à huile a ainsi été divisée par deux cette année. « Ça fait peur », confie Bruno Darnaud, président de l’AOPn Pêche et abricot de France. D’autant plus qu’avec des investissements et des choix variétaux à vingt ans et des besoins élevés en eau, les arboriculteurs apparaissent comme parmi les plus exposés au changement climatique.

« Pour mettre en place un hectare de cerise protégé de la pluie et de la mouche, c’est 100.000 euros de capitaux, illustre Bruno Darnaud. Pour un hectare de pêche non protégé, on était entre 20.000 et 25.000 euros. Mais, aujourd’hui, vous plantez davantage d’arbres, vous allez mettre du filet anti-grêle, faire des formes palissées… Grosso modo, vous arrivez entre 40.000 et 50.000 euros de capitaux à l’hectare. »

Pour toutes ces raisons, il était urgent d'interroger chercheurs et professionnels pour savoir comment le changement climatique allait redessiner spécifiquement la carte de l’arboriculture européenne. Éléments de réponse.

« Pas de ligne de démarcation »

« On s’imagine souvent des agrumes à Avignon ou des abricotiers à Lille. Mais ma réponse ne va pas vous plaire, prévient Iñaki García de Cortázar-Atauri, ingénieur de recherche à l’Inrae et directeur du laboratoire Agroclim. On ne peut pas se projeter de façon aussi linéaire ». De fait, il n’existe pas de carte précise de la redistribution des bassins de production à 30 ans.

L’une des difficultés, c’est d’abord le manque de précision de la modélisation climatique. « Les modèles climatiques nous informent sur les tendances (intensité, fréquence), mais ont du mal à positionner dans le temps et l’espace les évènements extrêmes, qui peuvent être vraiment destructeurs », explique Iñaki García de Cortázar-Atauri. C’est notamment le cas des inondations, comme au printemps au nord de l’Italie, en Émilie-Romagne, et en juillet 2021 dans l’ouest de l’Allemagne.

Les scientifiques savent seulement dessiner de grandes tendances. Les espèces méridionales migreront potentiellement vers le nord et en altitude, dans la limite de la contrainte gel. Ainsi, pour Guillaume Charrier, écophysiologiste à l’Inrae de Clermont-Ferrand, implanter des variétés d’abricots et de pommes ayant moins de besoins de froid peut d’ores et déjà être une « piste » pour le sud de la France, notamment en Languedoc-Roussillon. « Sur la dernière décennie, on observe de plus en plus des hivers doux où les besoins en froid sont à la limite d’être satisfaits. Ça risque d’être de plus en plus fréquent », assure Guillaume Charrier.

Altitudes, foncier, accès à l’eau

Mais dessiner une carte précise des potentiels n’est pas chose aisée. À l’instar de la répartition actuelle, « il n’y a pas de ligne de démarcation », souligne Iñaki García de Cortázar. Tout se jouera à un niveau local, car chaque zone à son micro-climat. Peut-être que, à certains endroits, la production sera envisageable à 500 m d’altitude voire plus haut, et à l’inverse ce ne sera pas possible ailleurs.

On sait aussi que le déplacement de zones de production et l’introduction d’espèces seront conditionnés à la qualité du sol, aux coûts du foncier et surtout à l’accès à l’eau qui est « fondamental », martèle M. García de Cortázar. Un constat partagé par tous les acteurs.

« Dans le Tarn-et-Garonne, département que je connais le mieux, je pensais que le futur de la pomme serait dans les vallées, là où c’est facile à produire », indique le président du groupe coopératif Blue Whale Christophe Belloc. « Mais si on n’a pas la possibilité de créer des réserves d’eau dans les vallées, la production retournera peut-être dans le Limousin s’il est plus facile d’y faire un lac collinaire. Là-bas il y a moins de rendements, mais il y a encore des vergers qui se contentent de la pluviométrie. Il manque peut-être peu de choses pour qu’ils puissent continuer ».

De son côté, Bruno Darnaud estime que les vergers de fruits à noyau non irrigués du sud de la France et de la région Rhône-Alpes « vont disparaître assez rapidement », car le risque de ne pas donner de fruits chaque année sera trop grand. « À mon avis, l’eau sera le point qui va faire basculer un certain nombre d’espèces », assure-t-il.

Les producteurs comptent sur la génétique

Mais un facteur pourrait peser lourd, et réduire les bouleversements attendus : la sélection variétale. Les producteurs français comptent beaucoup dessus, par exemple dans la pomme. « Avant de disparaître, si on a le temps de s’adapter on s’adaptera », assure Christophe Belloc. « On mettra peut-être des variétés d’Australie ou du Brésil qui sont peu sensibles aux éléments climatiques. Dernièrement, on a eu des contacts avec des variétés de pommes brésiliennes qui sont particulièrement adaptées à des climats chauds ».

En pêche, les variétés cultivées en Floride pourraient très certainement être implantées sous nos latitudes, selon le chercheur Guillaume Charrier. « En prunes, il y a des variétés qui poussent en région Paca, donc a priori on a un réservoir local. En cerise, il y en a qui poussent en Espagne », ajoute-t-il. Toutefois, il existe toujours un risque que l’adaptation dans un nouveau territoire ne prenne pas. « Les enchaînements climatiques peuvent ne pas être les mêmes, la variété transférée peut être soumise à de nouveaux stress auxquels elle n’est pas assez résistante », poursuit l’écophysiologiste.

Mais dans ce cas, de nouvelles variétés peuvent être mises au point. « On a un fonds génétique important de variétés oubliées, qui n’est pas forcément valorisé dans les circuits commerciaux à l’heure actuelle, mais qui peut servir à développer des variétés plus adaptées à des hivers plus doux, à des zones plus chaudes et plus sèches ».

Une nouvelle équation de sélection

Qu’il s’agisse d’une variété existante ou d’une variété nouvelle, elle doit répondre à deux compromis, résume Guillaume Charrier. « Il faut trouver des variétés qui ont des besoins de froids relativement faibles, pour que la levée de dormance se déroule dans de bonnes conditions ; mais qui ont des besoins de chaleur relativement importants, pour ne pas débourrer et fleurir trop tôt au moment des gelées tardives », explique-t-il.

« Il y a aussi un compromis à trouver entre risque de gelées tardives et stress hydriques, lesquels vont devenir plus récurrents. C’est-à-dire que tout en échappant au risque de gel, il faut que la plante débourre suffisamment tôt pour commencer son cycle de formation des fruits avant d’être dans la période estivale où la ressource en eau est limitée ».

D’après le chercheur, le risque de gelées ne sera probablement plus un problème en France dans quarante ou cinquante ans si le climat se réchauffe de +2 °C, conformément aux prévisions du Giec. C’est donc maintenant et pour une période de transition d’un demi-siècle, au terme de laquelle les arbres plantés aujourd’hui seront en fin d’exploitation, qu’il faut mettre des variétés adaptées à ces enjeux.

« De manière générale, mixer les variétés plus ou moins précoces et plus ou moins tardives à échelle de l’exploitation permet de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier en cas d’aléas climatiques, d’autant qu’il y a aussi des différences de résistance aux maladies », ajoute-t-il.

Le poids de l’économie

Mais le croisement de la génétique et des conditions pédoclimatiques ne dessinera pas complètement la nouvelle carte de l’arboriculture. L’économie a son mot à dire. « Dans quelques années, c’est l’est de l’Europe qui va monter en production : l’Ukraine qui en sortie de guerre investira très fortement sur du verger, car ils sont dans la meilleure zone, la Serbie qui est en pleine montée, l’Albanie qui a priori a des capacités », prédit Christophe Belloc.

« Ce n’est pas spécialement à cause du changement climatique, mais parce qu’ils vont développer une agriculture alors qu’en France on la détruit », lâche le président de Blue Whale, qui pointe notamment les restrictions sur les produits phytosanitaires et les engrais. « Malgré un plan souveraineté dont on salue l’arrivée, pour l’instant on a plutôt eu des contraintes à la production », renchérit Bruno Darnaud. « On sait aussi qu’en France, comme en Italie et en Espagne, la main-d’œuvre risque d’être un frein ».

« Il y a derrière une question de filière qui pèse presque autant, voire plus, que l’aspect climatique, abonde le chercheur Iñaki García de Cortázar. Le but est de nourrir les habitants par milliers ou par millions, en tout cas à une certaine échelle. Il y a donc un marché à organiser, une espèce à positionner par rapport à la concurrence, pas seulement au niveau local mais à un niveau mondial ».

En attendant une catastrophe

Résultat, les agriculteurs sont prudents. « Malheureusement, le changement climatique est très chaotique, donc il est compliqué de se dire "Je vais faire ceci, ou cela”… », explique Bruno Darnaud. Selon Christophe Belloc, l’adaptation des producteurs dépendra de « la brutalité » du changement climatique. Même constat chez Bruno Darnaud. « Imaginez qu’on a un climat qui nous fait geler tous les ans malgré la lutte anti-gel, ça pourrait déclencher une bascule » vers d’autres espèces.

De fait, les grandes catastrophes climatiques passées ont déjà réorienté les choix de production, remarque Iñaki García de Cortázar-Atauri. « Le terrible gel de 1956 dans la vallée du Rhône, et notamment dans les vignobles de Châteauneuf-du-Pape, a détruit beaucoup d’oliviers et d’arbres fruitiers dans les domaines familiaux. Au moment de replanter, ils ont choisi de ne plus faire ces espèces, mais de se focaliser sur la vigne, parce qu’elle était plus rentable ».

Les catastrophes sanitaires ont aussi été vecteur de changement. « Dans la Drôme, on a eu la maladie de la sharka sur les prunus, dans les années 2000 à 2010 », raconte Bruno Darnaud, qui se souvient encore de la « violence » des arrachages massifs de parcelles dès que 5 % des arbres étaient touchés. « On faisait 5.000 ha de pêches, aujourd’hui il en reste à peine plus que 1.000 ha. Beaucoup de gens se sont tournés vers le kiwi, la châtaigne, les petits fruits… Ils n’avaient plus le choix ».

Adaptation des vergers : le réseau Divae n’a pas encore livré ses résultats

En 2014, l’Inrae a créé le réseau d’observatoires de la phénologie Divae. Répartis sur six sites à caractéristiques climatiques différentes (Clermont-Ferrand, Angers, Toulenne, Gotheron, Bellegarde et Maugio), les chercheurs étudient quatre espèces (pommier, abricotier, pêcher, cerisier) pour lesquelles ils ont sélectionné cinq variétés précoces, intermédiaires et tardives. « Le but est de voir comment elles réagissent à des environnements différents et comment cela affecte la floraison et la maturation des fruits, pour in fine sélectionner des traits génétiques avec des améliorateurs », explique l’écophysiologiste Guillaume Charrier. Dix ans plus tard, il est encore trop tôt pour tirer des enseignements. « Pour l’instant, c'est un dispositif support, et on n’avait pas forcément beaucoup de personnel pour le faire tourner. Mais maintenant que les arbres sont relativement matures, on entre en phase de valorisation de ce réseau », précise le chercheur.